— Qui ?
— La femme.
— Aucune chance que je l’oublie. Une géante. Une brune à visage large. Et à grosses lunettes. Toute en noir et en plis souples. Vraiment bizarre. Elle pleurait pas. Elle paraissait très froide. P’t’être l’état de choc, je sais pas...
— Comment était son visage ?
— Joli.
— C’est-à-dire ?
— Dans le genre joufflu, j’sais plus... Une peau très claire, presque transparente.
Abdouf changea de direction.
— Pour chaque accident, vous conservez un dossier, non ? Un bilan, avec le certificat de décès et tout le reste ?
Le vieil hirsute regardait Karim. Ses pupilles crépitaient comme des grains de café.
— Que cherches-tu au juste, grand ?
— Montre-moi le dossier.
L’homme s’essuya les mains sur son anorak et ouvrit une armoire dont les portes étaient des sortes de persiennes. Karim le voyait lire les noms des accidentés, murmurant les syllabes.
— Jude Itero. Voilà, c’est celui-là. J’te préviens, c’est...
Karim lui prit des mains et feuilleta les différentes pages. Témoignages, certificats, procès-verbaux, constats d’assurances. Toutes les circonstances. Fabienne Pascaud conduisait une voiture de location, qu’elle avait louée à Sarzac. L’adresse de résidence était celle que lui avait donnée le Dr Macé – les ruines isolées, dans le vallon de rocaille. Rien de neuf de ce côté-là. Ce qui était stupéfiant, c’est que la mère avait déclaré la mort de son enfant sous le nom de Jude Itero, sexe masculin.
— Je ne comprends pas, dit le policier. L’enfant était un garçon ?
— Ben ouais... (Le vieux regardait le dossier par-dessus le bras de Karim.) C’est c’qu’elle a dit, en tout cas...
— Tu ne te souviens pas qu’il y ait eu un problème de ce côté-là ?
— Un problème ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
Le flic s’efforça de maîtriser sa voix.
— Écoute, je te demande simplement s’il était possible d’identifier le sexe de l’enfant.
— J’suis pas toubib, moi ! Mais franchement, j’pense pas. Le corps, c’était plutôt des fragments... De la chair à parechocs... (Il se passa la main sur le visage.) J’te fais pas un dessin, grand... Depuis vingt-cinq ans que j’suis là, j’en ai vu des accidents... C’est toujours le même truc horrible... (Il agita ses mains en hauteur, imitant des nappes de brume.) Comme une espèce de guerre souterraine, tu vois, qui surgirait de temps en temps, avec une violence de terreur !
Karim comprit que l’état du corps avait permis à la femme d’achever son mensonge, au-delà de la tombe. Mais pourquoi ? Craignait-elle encore une menace ? Même si sa petite fille était morte ?
Le lieutenant compulsa de nouveau le dossier et découvrit des photographies de l’accident. Du sang. Des tôles tordues. Des tronçons de chair, des membres épars, jaillis de la carrosserie. Il passa rapidement. Il n’avait pas le cœur à ça. Il tomba ensuite sur le certificat de décès, la description du médecin, et obtint confirmation que les caractéristiques du corps étaient de l’ordre de l’abstrait.
Karim s’adossa au mur, pris d’un vertige. Puis il scruta sa montre. Il avait bien tué deux heures.
Mais ces heures l’avaient tué en retour.
Avec effort, il posa un dernier regard sur les pages. Des empreintes digitales étaient imprimées à l’encre bleue sur une fiche cartonnée. Il observa les dermatoglyphes quelques secondes, puis demanda :
— Ce sont bien ses empreintes ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Ces empreintes, ce sont bien celles de l’enfant ?
— Je comprends rien à tes questions. Mais ouais, bien sûr... C’est moi qui ai tenu l’encreur. Les restes du corps étaient dans la housse. Le docteur a appuyé la petite main. Une main tout ensanglantée. Bordel. On était tous pressés d’en finir. Écoute, encore aujourd’hui, ça vient ronger mes nuits, alors...
Karim enfourna le dossier sous sa veste de cuir.
— OK. Je garde les documents.
— C’est ça, garde-les. Et bon vent.
Le lieutenant s’arracha du bureau. Il était abasourdi. Des étoiles dansaient sous ses paupières. Sur le perron de la baraque, le vieux lui cria :
— Fais gaffe à toi.
Karim se retourna. L’homme l’observait dans le vent de sel, en retenant la porte vitrée de l’épaule. Sa silhouette était dédoublée par la vitre, dans un reflet mordoré.
— Quoi ? répéta le flic.
— Je dis : fais gaffe à toi. Et ne prends jamais quelqu’un d’autre pour ton ombre.
Karim tenta de sourire :
— Pourquoi ?
L’homme rabaissa sa cagoule.
— Parce que je le sais, je le sens : tu marches entre les morts.
35
CE que vous ne me faites pas faire, lieutenant... J’ai rejoint mon collègue à l’académie...
La voix de la femme vibrait d’excitation enjouée. Karim s’était arrêté dans une nouvelle cabine pour appeler le téléphone cellulaire de la directrice. Elle continuait :
— Le gardien a bien voulu nous...
— Qu’avez-vous trouvé ?
— Le dossier complet de Fabienne Hérault, née Pascaud. Mais c’est une nouvelle impasse. Après ses deux années à Sarzac, la femme a disparu. Elle semble avoir arrêté l’enseignement.
— Aucun moyen de savoir où elle s’est installée ensuite ?
— Aucun, non. Il semble qu’elle avait achevé son contrat avec l’Éducation nationale cette année-là. Elle n’a pas renouvelé ses engagements. C’est tout. L’académie n’a plus jamais eu de contact avec elle.
Karim se trouvait au pied d’une cité résidentielle, dans les faubourgs de Sète. A travers la vitre de la cabine, il observait des voitures stationnées, dont les carrosseries rutilantes brillaient sous les réverbères. L’information de la femme ne l’étonnait pas. Fabienne Pascaud avait refermé la porte derrière elle. Sur son mystère. Sur sa tragédie. Sur ses diables.
— Et d’où venait cette femme, avant Sarzac ?
— De Guernon, une ville universitaire, dans l’Isère, au-dessus de Grenoble. Elle a enseigné dans cette ville seulement quelques mois. Avant encore, elle avait la responsabilité d’une petite école primaire, à Taverlay, un village situé dans les hauteurs du Pelvoux, une montagne de ce coin-là.
— Avez-vous obtenu des renseignements personnels ?
Elle reprit, d’un ton mécanique :
— Fabienne Pascaud est née en 1945, à Corivier, dans une vallée de l’Isère. Elle se marie avec Sylvain Hérault, en 1970, et obtient la même année un premier prix de conservatoire de piano, à Grenoble. En ce sens, elle aurait pu devenir professeur et...
— Continuez, s’il vous plait.
— En 1972, elle entre à l’école normale. Deux ans plus tard, elle intègre l’école primaire de Taverlay, toujours dans l’Isère. Elle enseigne là-bas pendant six ans. En 1980, l’école de Taverlay ferme – une nouvelle route permet aux enfants de rejoindre une plus grande école, dans un village voisin, même en hiver. Fabienne est alors mutée à Guernon. Un coup de chance : c’est à cinquante kilomètres de Taverlay. Et c’est une ville célèbre dans le milieu des enseignants. Une ville universitaire, très agréable, très intellectuelle.
— Vous m’aviez dit qu’elle était veuve : savez-vous quand est mort son mari ?