Mais des détails troubles s’immisçaient bientôt. Les visages étaient trop sombres, trop fermés. Les arcades trop fortes, trop proéminentes. Que cachaient ces regards ? Alors qu’une clameur grave et hystérique s’élevait des gradins, les athlètes exhibaient soudain leurs orbites arrachées, leurs yeux sans globes, qui ne les empêchaient pas de voir, ni même de courir. Au contraire, au fond de ces plaies vives, semblaient s’agiter un nouveau fourmillement... des claquements de langue... des lueurs animales...
Niémans se réveilla, couvert d’une suée glacée. La lumière blanche de l’ordinateur l’éblouit aussitôt, comme dans une mascarade d’interrogatoire. Il se ressaisit discrètement et tassa sa tête dans son col. Il jeta un regard circulaire autour de lui : personne n’avait remarqué qu’il s’était assoupi et que la terreur lui avait aussitôt volé ses rêves, prenant la forme des photographies aperçues chez Sophie Caillois. Les images de cette réalisatrice nazie, dont il avait oublié le nom.
Vingt et une heures.
Il n’avait dormi que quarante-cinq minutes. Après sa visite à l’entrepôt, Niémans avait aussitôt envoyé ses trouvailles (le petit cahier, les treillis de métal et les parcelles de poudre blanchâtre) à l’ingénieur de Grenoble, Patrick Astier, via Marc Costes, qui attendait toujours l’arrivée du cadavre des glaces, à l’hôpital.
Ensuite, Niémans était venu ici, à la bibliothèque de l’université, pour lancer une recherche, à tout hasard, sur les vocables « rivières » et « pourpres ». Il avait d’abord observé des cartes, en quête d’un réseau hydrographique qui aurait porté ce nom. Puis il avait consulté l’index informatique, cherchant un livre, un catalogue, un document qui aurait contenu ces termes. Mais il n’avait rien trouvé et, durant sa lecture, s’était endormi brutalement. Près de quarante heures sans sommeil et ses nerfs l’avaient laissé tomber, comme un pantin dont on aurait coupé les ficelles.
Le commissaire lança un nouveau coup d’œil sur la grande salle de lecture. Au gré des tables et des compartiments vitrés, une dizaine de policiers en civil poursuivaient leurs recherches, décryptant les livres évoquant le mal, la pureté ou les yeux... Deux d’entre eux dressaient la liste des étudiants qui avaient consulté fréquemment quelques-uns de ces livres, soi-disant suspects. Un autre lisait toujours la thèse de Rémy Caillois.
Mais Niémans ne croyait plus à la piste littéraire, pas plus que ces policiers, qui attendaient maintenant la relève. Tout le monde savait, depuis deux heures, que le SRPJ de Grenoble reprenait la direction de l’enquête, compte tenu des faibles résultats de l’association Niémans/Barnes/Vermont.
Et en effet : l’enquête n’avait pas progressé d’un indice, malgré la multiplication des forces en action. Pour aider les équipes du capitaine Vermont à quadriller les terrains de la pointe du Muret, puis le flanc ouest de la montagne de Belledonne, trois cents militaires cantonnés à la base de Romans avaient été réquisitionnés. Ils étaient arrivés par camions aux environs de dix-neuf heures et avaient aussitôt commencé le travail de ratissage nocturne, sous les ordres de Vermont. Outre ces soldats, le capitaine avait également réquisitionné deux compagnies de CRS basées à Valence.
Plus de trois cents hectares avaient déjà été explorés. Pour l’heure, cette fouille systématique n’avait rien donné – et ne donnerait rien, Niémans le savait. Si le tueur avait laissé quelques indices, ils auraient déjà dû être découverts. Pourtant, le commissaire restait en liaison VHF avec Vermont et il avait lui-même tracé, sur une carte de l’IGN, les différents points cruciaux de l’enquête : les lieux de découverte du premier et du second corps, l’emplacement de la faculté, de l’entrepôt de Sertys, la situation de chaque refuge...
La surveillance du réseau routier s’était également intensifiée. De huit barrages, le réseau était passé à vingt-quatre. Il couvrait maintenant une très large superficie autour de Guernon. Toutes les villes et villages, les entrées et sorties d’autoroute, les nationales et départementales étaient bouclés.
Côté paperasse, l’activité s’amplifiait, elle aussi, sous la responsabilité du capitaine Barnes. Les grandes options de recherche se prolongeaient. Les fax ne cessaient plus de tomber : témoignages, réponses aux questionnaires, commentaires... D’autres formulaires partaient, en direction des stations de ski des environs. Des messages, des circulaires étaient adressés, alors même que le standard de la brigade avait été équipé de plusieurs nouveaux télécopieurs.
On s’attachait aussi, depuis l’après-midi, à interroger tous ceux qui, lors des dernières semaines, avaient été en contact avec la première victime. Une autre équipe questionnait toujours les meilleurs alpinistes de la région, notamment ceux qui avaient déjà arpenté le glacier de Vallernes. Des hommes sauvages qui ne vivaient pas à Guernon, mais dans les villages des hauteurs, accrochés au flanc de rocaille surplombant la ville universitaire. La brigade ne désemplissait plus.
Une autre équipe encore, appartenant cette fois aux rangs de Vermont, reconstituait avec minutie l’éventuel itinéraire de Rémy Caillois, lors de sa dernière expédition, tandis que d’autres s’attachaient déjà à l’itinéraire de la seconde victime, ainsi qu’à celui du tueur, jusqu’au sommet du glacier. Les tracés étaient numérisés, mis en mémoire, comparés sur informatique.
Au cœur de cette fièvre, de cette rumeur de guerre, Niémans s’obstinait sur le mode intime. Plus que jamais, il était persuadé qu’il trouverait l’assassin en découvrant son mobile. Et son mobile était, peut-être, la vengeance. Mais il devait prendre des précautions extrêmes avec cette hypothèse. Ni les autorités ni le grand public n’appréciaient le paradoxe en matière criminelle. Officiellement, un meurtrier tuait des innocents. Or, Niémans cherchait maintenant à démontrer que ces victimes étaient aussi des coupables.
Comment avancer sur ce terrain ? Caillois et Sertys avaient verrouillé leur existence sur leurs secrets. Sophie Caillois ne dirait pas un mot et sa filature n’avait livré pour l’instant aucun résultat. Quant à la mère de Sertys ou aux collègues de l’aide-soignant, déjà interrogés, ils ne connaissaient que l’image convenue de Philippe Sertys. Sa mère n’était pas même au courant de l’existence de l’entrepôt, qui avait pourtant appartenu à son mari, René Sertys.
Alors ?
Alors Niémans ne songeait plus, à cet instant, qu’à un autre mystère, qui commençait à supplanter tous les autres dans sa conscience. Il connecta son téléphone et rappela Barnes :
— Du nouveau sur Joisneau ?
Le jeune lieutenant, le policier impeccable qui brûlait d’acquérir le savoir du « maître », n’était toujours pas réapparu.
— Ouais, grasseya Barnes. J’ai envoyé un de mes gars à l’institut des aveugles, pour savoir où il avait pu aller, ensuite.
— Eh bien ?
Le capitaine articula, la voix lasse :
— Joisneau a quitté l’institut à dix-sept heures environ. Il semble qu’il soit parti pour Annecy, afin de rendre visite à un ophtalmologue. Un professeur de la faculté de Guernon, qui s’occupe des patients de l’institut.