— Qu’est-ce que tu veux, salopard ?
L’homme tenait un fusil à pompe, braqué sur lui.
— Je suis de la police, déclara Karim d’une voix calme. Laissez-moi vous montrer ma carte et...
— C’est ça, bougnoule. Et moi, je suis le Saint-Esprit. Bouge pas !
Le flic redescendit les marches à reculons. L’insulte l’avait électrisé. Et il n’avait pas besoin de cela pour éprouver des envies de meurtre.
— Bouge pas, j’te dis ! hurla le fossoyeur en tendant son fusil vers le visage du flic.
De la salive moussait aux commissures de ses lèvres.
Karim recula encore, lentement. L’homme tremblait. Il descendit une marche à son tour. Il brandissait son arme, comme un paysan bravache dardant sa fourche contre un vampire dans un film de série B. Des pigeons claquaient des ailes, derrière eux, comme s’ils avaient perçu la tension de l’air.
— Je vais t’arracher la gueule, je...
— Ça m’étonnerait, papa. Ton arme est vide.
Le baveux ricana :
— Ah ouais ? Elle est chargée de c’soir, trou du cul.
— Peut-être, mais tu n’as pas fait monter de balle dans le canon.
L’homme jeta un bref regard à son fusil. Karim en profita. Il enjamba les deux marches et écarta le canon huilé de la main gauche, tout en dégainant son Glock de la droite. Il propulsa l’homme contre le chambranle et écrasa son poignet contre une encoignure.
Le fossoyeur hurla et lâcha son fusil. Lorsqu’il releva les yeux, ce fut pour découvrir l’orifice noir de l’automatique, pointé à quelques centimètres de son front.
— Écoute-moi, connard, souffla Karim. J’ai besoin d’informations. Tu réponds à mes questions et je me casse, sans histoire. Tu joues au con, et ça devient compliqué. Très compliqué. Surtout pour toi. Alors tu marches ?
Le gardien acquiesça, les yeux hors de la tête. Toute agressivité s’était envolée de son visage, au profit d’une rougeur d’âtre. C’était le « rouge panique » que Karim connaissait bien. Il serra encore la gorge fripée.
— Sylvain Hérault. Août 1980. Incinéré. Raconte.
— Hérault ? balbutia le fossoyeur. Connais pas.
Karim l’attira à lui et le poussa de nouveau contre l’arête du mur. Le gardien grimaça. Du sang éclaboussa la pierre, au niveau de sa nuque. La panique avait contaminé les niches. Des pigeons voletaient maintenant en tous sens, prisonniers des grillages. Le flic susurra :
— Sylvain Hérault. Sa femme est très grande. Brune. Frisée. Des lunettes. Et très belle. Comme sa petite fille. Réfléchis.
Le baveux hocha la tête en petits mouvements nerveux.
— D’accord, j’me souviens... c’était un enterrement très bizarre... Y avait personne.
— Comment ça : personne ?
— C’est comme j’te l’dis : même la bonne femme, elle est pas venue. Elle m’a payé d’avance, pour l’incinération, et on l’a jamais plus revue à Guernon. J’ai brûlé le corps. Je... J’étais tout seul.
— L’homme : de quoi est-il mort ?
— Un... un accident... Un accident de voiture.
Le Beur se souvenait de l’autoroute et des photographies atroces du corps de l’enfant. La violence de la route : un nouveau leitmotiv, un nouvel élément récurrent. Abdouf avait relâché sa prise. Des pigeons tournoyaient en vrilles, se déchirant contre les mailles du toit.
— Je veux les circonstances. Qu’est-ce que tu sais là-dessus ?
— Y... Y s’est fait écraser par un chauffard, sur la départementale qui mène au Belledonne. Il était à vélo... Il allait au boulot... Le conducteur devait être un mec bourré... Je...
— Il y a eu une enquête ?
— Je ne sais pas... En tout cas, on n’a jamais su qui c’était... On a retrouvé le corps sur la route, complètement écrabouillé.
Karim était déconcerté.
— Tu dis qu’il allait au boulot ; quel genre de boulot ?
— Il bossait dans les villages d’altitude. Il était cristallier...
— Qu’est-ce que c’est ?
— Les mecs qui vont chercher des cristaux précieux, en haut des cimes... Y paraît qu’c’était le meilleur, mais y prenait de sacrés risques...
Karim changea de cap :
— Pourquoi personne de Guernon n’est-il venu à l’enterrement ?
L’homme se massait le cou, brûlé comme celui d’un pendu. Il jetait des regards effarés vers ses pigeons blessés.
— C’étaient des nouveaux... Y v’naient d’un autre bled... Taverlay... Dans les montagnes... Personne n’aurait eu l’idée d’aller à c’t’enterrement. Y avait personne, j’te dis !
Karim posa sa dernière question :
— Il y a un bouquet de fleurs devant la porte de l’urne : qui vient les déposer ?
Le gardien roulait des yeux traqués. Un oiseau moribond tomba sur ses épaules. Il réprima un cri puis balbutia :
— Y a toujours des fleurs devant...
— Qui vient les déposer ? répéta Karim. Est-ce une femme très grande ? Une femme avec une tignasse noire ? Est-ce Fabienne Hérault elle-même ?
Le vieux nia énergiquement.
— Alors qui ?
Le baveux hésita, comme redoutant de prononcer les mots qui frémissaient sur ses lèvres dans un fil de salive. Les plumes planaient comme une neige grise. Il murmura enfin :
— C’est Sophie... Sophie Caillois.
Le flic fut comme ébloui. Soudain, devant lui, un nouveau lien se tendait entre les deux affaires. Un putain de garrot qui se serrait à lui faire éclater le cœur. Il demanda, à quelques millimètres de l’homme :
— QUI ?
— Ouais..., hoqueta-t-il. La... La femme de Rémy Caillois. Elle vient chaque semaine. Des fois même plusieurs fois... Quand j’ai appris l’meurtre, à la radio, j’voulais l’dire aux gendarmes... J’vous jure... J’voulais donner l’renseignement... Ça a peut-être un rapport avec le crime... Je...
Karim balança le vieux dans ses grillages et sa poulaille. Il poussa le portail de fer et courut à sa voiture. Son cœur battait comme un gong.
42
KARIM roula jusqu’à l’édifice central de l’université. Il repéra aussitôt le policier qui surveillait l’entrée principale. Sans doute l’officier chargé de surveiller Sophie Caillois. Il poursuivit sa route, mine de rien, contourna le bâtiment et découvrit une entrée annexe : deux portes vitrées obscures, sous un auvent de béton ébréché, plus ou moins rafistolé avec une bâche plastique. Le flic stoppa sa voiture à cent mètres de là et consulta le plan de l’université, qu’il était passé prendre au QG de Niémans – un plan annoté où était indiqué l’appartement des Caillois : le n° 34.
Il sortit sous la pluie et marcha vers les portes. Il joignit ses mains sur ses tempes et les plaqua contre la vitre afin de regarder à l’intérieur. Les portes étaient verrouillées entre elles par un antivol de moto, un vieux modèle en forme d’arceau. La pluie redoublait et frappait la bâche selon un rythme techno tonitruant. Un tel bruit coupait court à tout complexe en matière d’effraction. Karim recula et brisa la vitre d’un grand coup de talon.