Le commissaire patienta. La pièce était éclairée seulement par la lampe du vestibule. Quatre murs en ciment blanc, un sol nu, blanc lui aussi. Un double escalier, au fond, qui s’élevait en pyramide, le long d’une rampe de bois brut et clair. Des lampes intégrées au plafond de toile tendue. Des baies vitrées sans système d’ouverture, qui dévoilaient les montagnes du dehors. Tout cela évoquait un sanatorium d’un nouvel âge, net et vivifiant, dessiné par des architectes à l’humeur évanescente.
Niémans remarqua de nouvelles appliques photoélectriques : les non-voyants se déplaçaient donc toujours dans un espace quadrillé. Sur chaque paroi se dessinaient à cet instant les infinies myriades de l’averse, coulant sur les vitres. Des odeurs de mastic et de ciment se promenaient dans l’air ; le lieu, à peine sec, manquait singulièrement de chaleur.
Il fit quelques pas. Un détail l’intrigua : une partie de l’espace était ponctuée de chevalets, sur lesquels des dessins se déployaient en signaux énigmatiques. De loin, ces esquisses ressemblaient aux équations d’un mathématicien. De près, on reconnaissait des effigies fines et primitives, surmontées de visages hantés. Le policier s’étonnait de découvrir un atelier de dessin dans un centre pour enfants non voyants. Il éprouvait surtout un soulagement profond ; il pouvait presque sentir les fibres de sa peau se détendre : depuis qu’il était dans ces lieux, il n’avait pas entendu un aboiement ni un frémissement animal. Se pouvait-il qu’il n’y eût aucun chien ici, dans un centre pour aveugles ?
Soudain des pas claquèrent sur le marbre. Le policier comprit la raison du dénuement des sols : c’était une architecture sonore, pour des êtres qui utilisaient chaque bruit comme repère. Il se retourna et découvrit un homme vigoureux, à la barbe blanche. Un genre de patriarche, aux joues rouges et aux yeux brouillés de sommeil, en cardigan couleur sable. Aussitôt, l’officier de police éprouva une intuition positive à l’égard de cet homme : il pouvait lui faire confiance.
— Je suis le Dr Champelaz, le directeur de l’institut, déclara le gaillard d’une voix basse. Que diable pouvez-vous vouloir à cette heure ?
Niémans tendit sa carte aux bandes tricolores.
— Commissaire principal Pierre Niémans. Je viens vous voir au sujet des meurtres de Guernon.
— Encore ?
— Oui, encore. Je désire justement vous interroger sur cette première visite, celle du lieutenant Éric Joisneau. Je pense que vous lui avez donné des informations capitales pour l’enquête.
Champelaz semblait tracassé. Les reflets de pluie, en minuscules cordages, serpentaient sur ses cheveux immaculés. L’homme observait les menottes, l’arme fixées à la ceinture. Il releva la tête.
— Mon Dieu... j’ai simplement répondu à ses questions.
— Vos réponses l’ont mené chez Edmond Chernecé.
— Oui, bien sûr. Et alors ?
— Et alors les deux hommes sont morts.
— Morts ? Comment cela ? Ce n’est pas possible... Ce...
— Je suis désolé, mais je n’ai pas le temps de vous expliquer. Je vous propose de reprendre en détail vos propos. Sans le savoir, vous détenez des renseignements très importants sur cette affaire.
— Mais que voulez-vous...
L’homme s’arrêta net. Il frotta ses mains dans un geste brutal, mêlé de froid et d’appréhension.
— Eh bien... J’ai tout intérêt à achever de me réveiller, non ?
— Je pense, oui.
— Vous voulez un café ?
Niémans acquiesça. Il emboîta le pas au patriarche, dans un couloir percé de hautes fenêtres. Des éclairs décochaient de brusques aplats de lumière, puis la pénombre s’imposait de nouveau, lézardée seulement par les ficelles de pluie.
Le commissaire eut l’impression qu’il avançait dans une forêt de lianes phosphorescentes. Sur les murs, en face des fenêtres, il remarqua encore d’autres dessins. C’étaient cette fois des paysages. Des montagnes aux traits chaotiques. Des rivières crayonnées au pastel. Des animaux géants, aux écailles grossières, aux vertèbres en surnombre, qui semblaient provenir d’un âge de rocaille, de démesure, un âge où l’homme se faisait plutôt petit.
— Je croyais que votre centre ne s’occupait que d’enfants aveugles.
Le directeur se retourna et s’approcha.
— Pas seulement. Nous soignons toutes sortes d’affections oculaires.
— Par exemple ?
— Rétinite pigmentaire. Cécité aux couleurs...
L’homme désigna de ses doigts puissants l’une des images.
— Ces dessins sont étranges. Nos enfants ne voient pas la réalité comme vous et moi, ni même leurs propres dessins, d’ailleurs. La vérité – leur vérité – n’est ni dans le paysage réel ni sur ce papier. Elle est dans leur esprit. Eux seuls savent ce qu’ils ont voulu exprimer, et nous ne pouvons qu’entrevoir cela, à travers leurs esquisses, avec notre vision ordinaire. C’est troublant, n’est-ce pas ?
Niémans esquissa un geste vague. Il ne pouvait détourner les yeux de ces dessins singuliers. Des contours poudreux, comme écrasés de matière. Des couleurs vives, cassantes, accentuées. Comme un champ de bataille de traits et de tonalités, mais qui aurait dégagé une certaine douceur, une mélancolie de comptines anciennes.
L’homme le frappa amicalement dans le dos.
— Venez. Le café va vous faire du bien. Vous n’avez pas l’air dans votre assiette.
Ils pénétrèrent dans une vaste cuisine, dont le mobilier et les ustensiles étaient tous en acier inoxydable. Les parois brillantes rappelèrent à Niémans les murs de morgues ou de chambres mortuaires.
Le directeur servait déjà deux chopes, provenant d’une cafetière étincelante, qui supportait un globe de verre, chauffé en permanence. L’homme tendit une tasse au policier et s’assit sur l’une des tables d’inox. De nouveau, Niémans songea aux cadavres autopsiés, au visage de Caillois, de Sertys. Des orbites vides, brunâtres, comme des trous noirs dans l’instant.
Champelaz déclara, sur un ton incrédule :
— Je ne parviens pas à croire ce que vous me dites... Ces deux hommes, morts ? Mais comment ?
Pierre Niémans éluda la question.
— Qu’avez-vous dit à Joisneau ?
Le médecin haussa les épaules en faisant tourner son café dans sa chope.
— Il m’a interrogé sur les affections que nous soignons ici. Je lui ai expliqué qu’il s’agissait le plus souvent de maladies héréditaires, et que la plupart de mes patients provenaient de familles de Guernon.
— A-t-il eu des questions plus précises ?
— Oui. Il m’a demandé comment on pouvait contracter ces affections. Je lui ai expliqué brièvement le système des gènes récessifs.
— Je vous écoute.
Le directeur soupira, puis déclara, sans irritation :
— C’est tout simple. Certains gènes sont porteurs de maladies. Ce sont des gènes déficients, des fautes d’orthographe du système, que nous possédons tous, mais qui ne suffisent pas, heureusement, à provoquer la maladie. En revanche, si deux parents sont porteurs du même gène, alors les choses se gâtent. L’affection peut se déclarer chez leurs enfants. Les gènes fusionnent et transmettent la maladie – comme deux prises, mâle et femelle, qui feraient passer du courant, vous comprenez ? C’est pour cela qu’on dit que la consanguinité altère le sang. C’est une façon de parler, pour signifier que deux parents de sang proche ont des chances plus élevées de transmettre à leur progéniture une affection qu’ils partagent, d’une manière latente.