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Sa voiture, en heurtant le parapet, l’avait expulsé et catapulté dans le vide, par-dessus le pont. Il était en train de plonger, lentement, silencieusement, battant mollement des bras et des jambes, s’interrogeant, d’une manière absurde, sur la sensation ultime que revêtirait sa mort.

Un déferlement de souffrances lui répondit instantanément. Des fouets d’aiguilles. Des branches craquantes. Et sa chair éclatant en mille étincelles de douleur, à travers les épicéas, les mélèzes...

Il y eut deux chocs, presque simultanés.

D’abord son propre contact avec le sol, amorti par les ramures innombrables des arbres. Puis un fracas d’apocalypse. Un heurt radical. Comme un énorme couvercle qui se serait abattu d’un coup sur son corps. L’instant explosa en un chaos de sensations contradictoires. Des mâchoires de froid. Des brûlures de vapeur. De l’eau. De la pierre. Des ténèbres.

Du temps passa. Une éclipse.

Niémans rouvrit les yeux. Derrière ses paupières, d’autres paupières l’accueillirent – celles de l’obscurité, celles de la forêt. Peu à peu, tel un ressac d’outre-tombe, la lucidité lui revint. Progressivement il extirpa cette conclusion du tréfonds de son esprit : vivant, il était vivant.

Il rassembla quelques lambeaux de conscience et reconstitua ce qui était survenu.

Il s’était écrasé à travers les arbres et, par chance, encastré dans une travée d’écoulement emplie d’eaux de pluie, au pied d’un des pylônes. Dans le même élan, suivant exactement la même trajectoire, sa propre voiture avait basculé de la passerelle et s’était fracassée, tel un énorme char d’assaut, juste au-dessus de lui. Sans l’atteindre : le châssis de la berline, trop large, s’était bloqué sur les rebords de la canalisation.

Un miracle.

Niémans ferma les yeux. De multiples blessures torturaient son corps, mais une sensation plus ardente – une fluidité de feu – palpitait dans la région de sa tempe droite. L’officier devina que la tige du rétroviseur avait déchiré ses chairs en profondeur, au-dessus de l’oreille. En revanche, il pressentait que son corps avait été relativement épargné par la chute.

Menton collé au torse, il scruta au-dessus de lui la calandre fumante de sa voiture. Il était emprisonné sous un toit de tôles, encore bouillantes, au creux d’un sarcophage de ciment. Il tourna la tête de droite à gauche et s’aperçut qu’un lambeau de pare-chocs le retenait dans le conduit.

Dans un effort désespéré, le policier exerça un mouvement latéral dans le boyau. Les douleurs qui fourmillaient le long de son corps jouaient maintenait en sa faveur : elles s’annulaient les unes les autres, plongeant sa chair dans une sorte d’indifférence mortifiée.

Il parvint à se glisser sous le pare-chocs et à s’extirper de son cercueil. Ses bras libérés, il plaqua aussitôt sa main sur sa tempe et sentit un flux épais qui coulait de ses chairs ouvertes. Il gémit en percevant la douce chaleur du sang filer entre ses doigts endoloris. Il songea à un bec d’oiseau englué, vomissant du mazout, et ses yeux s’emplirent de larmes.

Il se redressa, s’appuyant d’un bras sur le rebord du conduit, puis roula sur le sol, tandis qu’à travers sa conscience chancelante une autre pensée le tenaillait.

Le tueur allait revenir. Pour l’achever.

S’agrippant à la carrosserie, il parvint à se placer debout. D’un coup de poing, il ouvrit le coffre cabossé et attrapa son fusil à pompe, ainsi qu’une poignée de cartouches, répandues à l’intérieur. En coinçant l’arme sous son bras gauche – il tenait toujours cette main sur sa plaie –, il réussit de sa main droite à remplir la chambre du fusil. Il effectuait ses manœuvres à tâtons, sans pratiquement rien voir : il avait perdu ses lunettes et la nuit était d’une profondeur d’entrailles.

Le visage barbouillé de sang et de boue, le corps chahuté de souffrances, le commissaire se retourna, balaya l’espace avec son arme. Pas un bruit. Pas un mouvement. Un vertige l’assaillit. Il glissa le long de la voiture, puis tomba de nouveau dans la travée de ciment. Il sentit cette fois la morsure de l’eau froide et se réveilla. Il caracolait déjà contre les parois de ciment, en direction d’une rivière.

Pourquoi pas, après tout ?

Il serra son fusil contre son torse et se laissa dériver vers des eaux plus amples, tel un pharaon en route pour le fleuve des morts.

49

NIÉMANS flotta longtemps, au fil du courant. Les yeux ouverts, il apercevait, à travers les trouées des feuillages, les blocs mats du ciel sans étoiles. A gauche et à droite, il voyait des effondrements de glaise rouge, des accumulations de branches et de racines, formant une mangrove inextricable.

Bientôt, le ruisseau se rengorgea, gagna en force et en bruissements. L’homme se laissait porter, la tête renversée. L’eau glacée provoquait une vasoconstriction le long de sa tempe et l’empêchait de perdre trop de sang. Au fil des méandres, il espérait maintenant que le cours d’eau l’emmènerait vers Guernon et son université.

Très vite, il comprit que son espoir était vain. Cette rivière était une impasse : elle ne descendait pas vers le campus. L’affluent se nouait en S de plus en plus serrés, à l’intérieur même de la forêt, et perdait de nouveau de sa force et de son élan.

Le courant s’immobilisa.

Niémans nagea vers la rive et s’extirpa des flots en ahanant. Les eaux étaient si chargées de particules, si lourdes de limons, qu’elles ne renvoyaient aucun reflet. Il s’écrasa sur le sol trempé, tapissé de feuilles mortes. Ses narines s’emplirent de relents fétides, cette odeur caractéristique, légèrement fumée, de la terre intime, mêlée de fibres et de brindilles, d’humus et d’insectes.

Il se tourna sur le dos et lança un regard vers les frondaisons de la forêt. Ce n’étaient pas des bois touffus, inextricables, mais au contraire des bosquets effilés, espacés, où régnait une sorte de vacuité, de liberté végétale. Pourtant, l’obscurité était si profonde qu’il était impossible d’apercevoir même les masses noires des montagnes au-dessus de lui. Et il ne savait pas combien de temps il avait dérivé, ni dans quelle direction.

Malgré la douleur, malgré le froid, il se traîna, recroquevillé, et s’adossa contre un tronc. Il s’efforça de réfléchir. Il tentait de se souvenir de la carte de la région sur laquelle il avait inscrit les lieux marquants de l’enquête. Il songeait plus précisément à la position de l’université de Guernon, située au nord des Sept-Laux.

Le nord.

En l’absence de toute information sur sa propre position, comment trouver le nord ? Il ne disposait ni d’une boussole ni d’aucun instrument magnétique. De jour, il aurait pu s’orienter avec le soleil, mais la nuit ?

Il réfléchit encore. Avec le sang qui recommençait à couler de son crâne et le froid qui lui rongeait déjà l’extrémité des membres, il n’avait plus que quelques heures devant lui.

Soudain, il eut une révélation. Même à cet instant, au cœur de la nuit, il pouvait déchiffrer l’orientation du soleil. Grâce aux végétaux. Le commissaire ne connaissait rien au domaine de la flore, mais il savait ce que tout le monde sait : certaines espèces de mousses et de lichens, éprises d’humidité, ne poussent qu’à l’ombre et fuient toute exposition au soleil. Ces plantes obscures devaient donc croître exclusivement au nord, au pied des arbres.