Выбрать главу

LES RUSSKOFFS

 

François Cavanna est né en 1923 à Nogent-stir-Marne, de père italien et de mère nivernaise. Son enfance, c'est la banlieue des bords de Marne, la chaleur de la communauté italienne, la liberté — il l'évoque dans Les Ritals (1978).

A seize ans : premier emploi, trieur de lettres aux P.T.T. La guerre, l'exode, le retour à Paris où il devient vendeur de légumes et de poissons sur les marchés, puis apprenti maçon. La suite, il la raconte dans Les Russkoffs (1979) : le S.T.O., l'apocalypse de la fin de la guerre à Berlin, etc.

A partir de 1945, début de sa carrière de journaliste. En 1949, il devient dessinateur humoristique. En 1960, il crée avec des camarades Hara-Kiri, journal bête et méchant. En 1968, c'est l'hebdo qui connaît le succès que l'on sait et qui devient en 1970 Charlie-Hebdo. Cavanna a reçu le Prix Interallié 1979 pour Les Russkoffs.

 

Le petit Rital de la rue Sainte-Anne a grandi. Septembre 1939 : il vient d'avoir seize ans. Une année mémorable. Les six qui suivent sont pas mal non plus. Pour lui et pour beaucoup d'autres.

Cette fois encore, c'est le jeune gars de ce temps-là qui parle, avec ses exacts sentiments de ce temps-là, ses exacts sentiments tels que sa mémoire les lui fait revivre. Il n'est pas forcément triste là où il devrait l'être, ni joyeux là où d'autres le seraient. La guerre, ça n'a pâs le même goût pour tout le monde.

Ce livre est dédié à tous les pauvres cons qui ne furent ni des héros, ni des traîtres, ni des martyrs, ni des bourreaux, mais simplement, comme moi-même, des pauvres cons.

Cavanna.

 

Oeuves de CAVANNA

 

 

 

Dans Le Livre de Poche

 

 

 

LES RITALS.

 

CAVANNA

 

Les Russkoffs

 

 

PIERRE BELFOND

 

 

 

A MARIA IOSSIFOVNA TA TARTCHENKO,

où qu'elle puisse être.

Et aussi

 

à Anna, à Irina, à Nadia,

à la grande Klavdia, à Nadièjda, à Louba,

à la grande Choura, à Katia, à Génia,

à la petite Choura, à Doucha, à Sonia,

à Olia, à Viéra, à Galina,

à Zoïa, à Maria, à Lidia,

à Tania, à Tatiana, à Vanda,

à Tamara, à la petite Natacha, à Agafia..

 

Et aussi

à Pierre Richard, à Fernand Loréal, à Viktor

à Marcel Piat, à Raymond Launey à Ronsin,

à Paulot Picamilh, à Maurice Louis, àRené la Feignasse

à Auguste, à Jacques Klass, au gros Mimi,

à Cochet, à Bob Lavignon, à Fathma…

au vieil Alexandre à Tonton

à Roland sabatier à Roger Lachaise

Et aussi

à tous ceux et à toutes celles dont j'oublie le nom mais pas le visage,

à tous ceux et à toutes celles qui ramenèrent leur peau, à tous ceux qui l'y laissèrent,

et, en général, à tous les bons cons qui ne furent ni des héros, ni des traîtres, ni des bourreaux, ni des martyrs, mais simplement, comme moi, des bons cons.

Et aussi

à la vieille dame allemande qui a pleuré dans le tramway et m'a donné des tickets de pain.

 

 

LE MARCHÉ AUX ESCLAVES

C'est une machine. Une grosse machine. Au moins deux étages de haut. Et moi devant, en plein milieu. Une presse chauffante, c'est.

Pour chauffer, elle chauffe! On y met dedans de la poudre de bakélite, on y met des cornets en ferraille, des petits des grands, les petits dans les grands, la bakélite fond et remplit l'espace entre les deux cornets, on démoule, pof, ça fait des fusées d'obus en vrai cuivre rouge pris dans la masse, suffit de les recouvrir à la galvano d'une immatérielle pellicule de cuivre rouge, les troufions de la Vermaque, là-bas sur le front russe, voient rappliquer à pleins wagons les bons gros obus allemands faits à la maison avec leur pointe en beau cuivre rouge astiquée au miror, ça leur remonte le moral mieux que les colis de pain d'épices de la fiancée, ils se disent que la Grande Allemagne a encore de la ressource, du beau cuivre comme ça, dis donc, les Popoffs, quand ils les reçoivent sur la gueule ça doit leur donner à réfléchir, et bon, ils se crachent dans les mains, ils empoignent leur flingue et les voilà repartis une fois de plus à cavaler au cul de leurs obus, les Popoffs c'est par là, tout droit, on peut pas se tromper, y a qu'à suivre les belles pointes en cuivre des beaux obus allemands qui passent en sifflant Lili Marlène.

Les Popoffs, le soir à la veillée, quand ils se retirent du corps ces copeaux de fer-blanc vaguement cuivré, rigolent comme des gros primaires et se disent qu'il laut que la Grande Allemagne soit tombée bien bas et que le fantassin allemand est plutôt mal barré. Nous aussi, à l'autre bout, on se dit ça. Il n'y a que le fantassin allemand qui ne se le dit pas. Lui, il ne voit que le beau côté des choses, le côté cuivré. Il ne voit pas la bakélite et le fer-blanc, et bon, si ça peut le rendre heureux, qu'il en profite donc, il a mangé son pain blanc, il ne rigolera plus jamais comme il a rigolé, mais lui il ne le sait pas encore, il croit que la fête va continuer un bon bout de temps, y a pas de raison.

Je suis debout devant la machine, juste au milieu. A ma droite, j'ai Anna. A ma gauche, j'ai Maria. Je suis le servant de la machine. Anna et Maria sont mes servantes à moi.

Anna prépare les cornets de tôle sur une espèce de plateau rond avec des trous étudiés pour, lourd comme le diable, que, le moment venu, j'enfilerai dans le ventre de la machine, moi l'homme, moi le costaud, moi le cerveau. Maria extrait du plateau que je viens de sortir de la machine les croque-monsieur fumants tôle-bakélite-tôle en forme de fusée d'obus. Ça marche au signal, temps de cuisson très précis, il y a une minuterie, quand ça sonne j'ouvre, je retire le plateau cuit, j'enfourne le plateau cru, je referme, je verrouille, je tire de la main droite sur le levier qui pend en l'air, j'appuie de la main gauche sur le machin qui dépasse d'en bas, braoumm, la presse s'abat, huit tonnes, coup de bélier, jets de vapeur, ça tressaute brutal, un boucan de catastrophe ferroviaire. La bakélite brûlée se traîne en fumée jaune qui rampe, lourde, sur nous, et pue. Bon Dieu que ça pue !

Abteilung Sechsundvierzig. Section quarante-six. Vingt monstres. comme celui-là. Devant chaque, un petit Français pâlichon maigrichon flanqué de ses deux bonnes femmes. Toutes les deux minutes, coup de bélier, sonnette, défournage-enfournage... Les presses ne sont pas synchronisées, parfois il y a de longs blancs, parfois les coups de bélier partent en rafale, les murs sautent à la corde.

Anna a une tête de chat, des manières de chat. De chatte, oui, bon. Visage en triangle, la pointe en bas, pommettes mangeant les yeux, très écartées, yeux noirs de chat noir, avec de l'or dedans. Cheveux dans un chiffon blanc, rien qui dépasse, à cause de toute cette saleté de bakélite jaune.

Maria... Non, tout à l'heure.