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*

 

Trois jours sans dormir. Ce putain de train se traînait sur la plaine grise, bloqué des demi-journées dans des déserts de mâchefer au bout d'embranchements cul-de-sac couverts de rouille et de sales fleurs jaunes pour laisser passer je ne sais quels urgents convois de troupes, de tanks, de munitions, de blessés ou de beaux gras bœufs mugissants achetés fort cher (mais que leur coûte l'argent ?) à quelque gras fermier dans quelque grasse Normandie.

Depuis Metz, rien à bouffer. Metz, première ville allemande. Ça m'a fait drôle. J'avais pas pensé à ça : l'Alsace-Lorraine redevenue chleuhe. Evidemment, quand on y réfléchit, ça va de soi. Ils sont vainqueurs, ils se la reprennent. Les provinces, ça va ça vient, surtout les frontalières. J'aurais dû m'y attendre. Cette guerre est tellement tordue, aussi. J'en ai jamais connu d'autre, mais n'empêche, c'est pas comme ça que je voyais les choses. Pas cette pagaille. Les journaux les radios qui clament à tout va que le chancelier Hitler est notre ami, que c'est l'Europe des honnêtes gens qui a vaincu l'hydre de l'anarchie et les voyous du Front Populaire, que notre déculottée est un grand bonheur, un vrai don du ciel, même le Maréchal le dit, même les curés qui font des missions dans les banlieues pour expliquer ça, notre véritable vrai ennemi héréditaire pourri fumier c'est l'Angleterre, tout ça... Et total, ils se goinfrent l'Alsace-Lorraine, comme des Guillaume, comme des Bismarck, comme des Charles Quint, comme tous ces roitelets qui se gagnaient des provinces à la guerre, la guerre c'est la belote des rois. D'un coup, je sors de la bouillasse des propagandes, j'entre dans l'histoire de France. Je vois les pointillés changer de place sur les cartes en couleurs, je vois l'Allemagne rose dévorer un méchant coin de la France mauve, voilà qu'elle a une épaule plus basse que l'autre, la France, elle a l'air con, on dirait un manchot avec sa manche vide, on voit tout de suite que c'est pas naturel, il en manque un bout, c'est bien la preuve que l'Alsace-Lorraine est française, suffit de regarder une carte de France pour que ça vous illumine, les Chleuhs ne peuvent pas gagner la guerre, ou alors pas longtemps, on ne va pas contre les lois de la nature. Enfin, quoi !

Et voilà. T'arrives à Metz, tu vois « Metz » écrit en lettres gothiques, ce drôle de gothique qu'ils ont, pas pointu et Moyen Age comme le nôtre des cartes de Noël, mais un peu rond, un peu mou, très noir, très arts graphiques, arrogant et parfait, trop parfait, qui fait tout de suite caserne allemande. Enfin, à moi, il me fait ça.

Des soldats partout, vert-de-gris. Un gros père, le fusil à la bretelle, le casque lui battant le cul, gueule « Lôss ! » et nous fait signe qu'on a droit à la bouffe. On dégringole sur le quai, mal élevés Vranzais sauvages que nous sommes, on saute en tas sur la cuisine roulante, qui manque chavirer. Quelques coups de pied au cul, beaucoup de « Lôss! » gueulés à plein gosier nous réinculquent l'usage de la queue, ou « file d'attente », comme dit la carte de priorité des dames en cloque, institution qui, depuis juin quarante, étend ses bienfaits rééducateurs sur toute l'Europe non germanique.

Le cuistot chleuh plonge sa louche dans la marmite fumante, et puis reste là, louche en l'air, à gueuler comme un perdu. Qu'est-ce qu'ils aiment gueuler! Il en est tout bleu. Il va se péter une veine dans les boyaux de la tête, si ça dure. Un petit vieux à balai de bouleau, tout jaune tout perdu sous une casquette noire large comme une plaque d'égout avec une cocarde en aluminium sur le devant, nous traduit : « Il vous demande comme ça ousqu'elles sont, vos gamelles, pour leur-z-y mettre ed'la soupe ed'dedans. » Des gamelles? On n'en a pas, de gamelles. On est comme on nous a ramassés. Fallait penser aux gamelles ? Ça gueule beaucoup beaucoup à tous les échos de cette sacrée gare de Metz toute en fer découpé en dentelle pour faire joli, et on finit, va savoir comment, par se retrouver chacun avec en poigne une espèce de petite cuvette à se débarbouiller en tôle émaillée brun caca, un ustensile que j'aurai l'occasion de revoir, là-dedans un machin gris verdâtre, genre purée très très liquide, qui sent le chien mouillé et la crotte de chien mouillé comme si on avait passé un de leurs uniformes dans un pressoir à cidre et qu'il en soit sorti ça.

Ça surprend, mais c'est pas l'horreur. Et puis d'abord, c'est du manger. Il y a même des bouts de patate, tout au fond. De patate, tu te rends compte? J'avale ça à même la cuvette, j'ai pas de cuillère. Je demande à un autre triste con dans mon genre, en lui refilant la cuvette :

« C'est quoi, ce machin? Ils bouffent des drôles de trucs, les Chleuhs, dis donc. Ça doit être tout chimique, je parie. »

Le gars me regarde.

« Ben, c'est de la soupe de pois cassés, quoi. Tu vas pas me dire que t'as pas reconnu? »

J'aurais été bien en peine de reconnaître. Jamais approché ce truc-là auparavant. Chez nous, sorti des nouilles et des soupes poireaux-pommes de terre...

Et puis ils nous ont refilé à chacun un bout de pain noir, tout petit mais lourd comme les trente-six diables, avec cette mie grise et mouillée qui sent l'acide, les autres aiment pas mais moi j'adore, je vais me ramasser du rab, chouette, ça cale, ça bourre, et aussi une rondelle d'une espèce de saucisson de pâté de foie, bizarre, pas rose comme le nôtre mais gris blême, pas dégueulasse du tout à l'odeur, deux centimètres de long sur trois centimètres et demi de diamètre. Et bon. « Lôss ! » On était repartis.

 

*

 

J'en ai profité pour changer de wagon. Jusque-là, j'avais eu droit au fourgon à bestiaux, ma valise sous la tête, le cul talé à chaque secousse parce que je suis plutôt maigre de toute façon et ces temps-ci vraiment très, à Nogent-sur-Marne ça fait près de trois ans qu'on la saute sévèrement. J'ai achevé ma croissance aux rutabagas, je ne suis pas le seul, il n'y a qu'à regarder le troupeau, rien que des gueules blêmes, des joues creuses, des loques râpées qui flottent autour de beaucoup de vide. Tout ça a vingt ans, la belle âge, c'est le S.T.O. qui passe, c'est la jeunesse de la France qui s'en va relever les pauv' prisonniers, les flics nous l'ont gentiment expliqué en nous embarquant sans faiblesse pour la gare de l'Est.

En queue du train, il y avait des vrais wagons, des wagons pour les gens. A cause des Actualités. Au départ, les gars des Actualités étaient là avec leurs caméras, et aussi les journalistes, mais ils ne s'avançaient pas loin sur le quai, alors il suffisait d'accrocher quelques wagons dé troisième classe, réformés mais quand même, en queue du train. Les fourgons à bestiaux ou à marchandises ne se verraient pas à l'écran, suffisait d'attraper le bon angle. Juste avant qu'on nous fasse monter, des mecs de la milice, ces grands cons à gueules de boy-scouts vicelards avec leurs culottes de golf bleu marine qui leur tombent sur les chevilles, leur petit blouson plein de poches et l'espèce de bouse de vache qui leur pend sur le côté de la figure, s'étaient amenés avec des pots de peinture et avaient barbouillé en grandes lettres blanches sur les flancs des wagons : « Vive la relève! », « Vive Pétain! », « Vive Laval! », des trucs comme ça.

Un petit olivâtre aux yeux cernés a ricané :

« Vous charriez un peu, les mecs ! »

Le milicien l'a regardé en vache.

« Tu serais pas un peu youpin, toi, avec la gueule que tu te paies ? Ça te dirait qu'on regarde ça de près, moi et mes potes? »

Le petit jaunâtre s'est fondu dans la masse.

Pendant qu'on était parqués, le cul sur le ciment du hall de la gare de l'Est, les flics nous avaient distribué une baguette et un saucisson par tête de pipe. Un saucisson, parfaitement. De cheval. Tout entier. Sans ticket. Trente centimètres de long. J'avais pas vu un tel objet depuis avant l'exode, je crois bien. Il y en a, ils ont mordu un coup dedans, pour se rappeler le goût que ça avait, et peuvent ils se le sont dévoré pas moyen de s'arrêter. Une baguette de pain pour accompagner c'était un peu court, alors ils ont terminé sans pain. Après, ils faisaient la queue au robinet du quai pour boire, c'était salé poivré à t'arracher la gueule. Les flics se marraient. Si t'avais des ronds, ils allaient t'acheter des kils de rouge. On se les passait. Ça commençait à chauffer. On entendait des choses :