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« Ah, ouais ? Ils veulent me faire bosser de force, ces enculés-là? Bon, d'accord, mais tu vas voir le boulot! Ils regretteront, moi je te le dis ! » « On va donner un coup de main à l'Armée Rouge, ouais! », « Les flics à la relève! ». Même un début d'Internationale, mais le gars devait avoir des potes qui lui ont fermé la gueule.

 

*

 

Moi, c'est sur le boulot qu'ils m'avaient piqué. J'étais alors maçon chez Bailly, l'usine de médicaments au bord de la Marne, grosse boîte, sérieuse et tout, bonne paye, pas de risque d'intempéries, j'avais été embauché au service entretien trois semaines plus tôt, et voilà qu'ils s'étaient mis à rafler tous les hommes valides pour les expédier en Allemagne 1.

L'année d'avant, en 42, donc, ils avaient essayé le volontariat. Des affiches partout, bien alléchantes :

« Viens travailler en Allemagne! Tu libéreras un prisonnier, tu construiras l'Europe nouvelle, tu gagneras de quoi nourrir ta famille. » Sous-entendu qu'en travaillant en France tu la nourris pas, ta famille, et ça c'est bien vrai. Les patates au marché noir et les nouilles clandestines soixante-quinze pour cent son et poussière sont hors de portée du salaire ouvrier. Quant au beurre et au gigot, n'en parlons même pas... Enfin, bon, ça n'avait quand même pas rendu des masses, faut croire. Dans les bureaux d'embauche allemands (des boutiques juives vidées comme des coquilles d'escargot par des bernard-l'ermite, les bernard-l'ermite c'étaient des gros Chleuhs bien au carré bien rougeauds, avec leurs petites secrétaires sapées en souris grises, le calot de travers sur le chignon bien tiré, les miches un peu carrées aussi, c'est la race, mais bien rondes quand même, moulées par la jupe serrée, les salopes, je m'en serais bien tapé une, tiens...), dans les bureaux d'embauche allemands, c'était pas la foule. Entretemps, il y avait eu Stalingrad, la guerre devenait vraiment gourmande, il fallait lui donner à bouffer de plus en plus de bonne viande aryenne mâle, même si un peu sénile un peu boiteuse un peu tubarde, et pour cela d'abord la remplacer, la viande aryenne, aux commandes des machines-outils, par de la viande inférieure, voire nettement méditerranéenne, d'où, bing : création du Service du Travail Obligatoire, S.T.O. pour les intimes.

Service du Travail Obligatoire. Dit comme ça, ça fait vaguement service militaire, ça rassure les parents, les replace dans le droit fil de la tradition. Depuis qu'« ils » sont là, il n'y a plus d'armée, les garçons de vingt ans ne partent plus en cortège, avec cocardes, rubans et litres de rouge, pour les garnisons lointaines, les vieux bougonnent que ça donnera des hommes sans couilles, la jeunesse lui faut de la discipline et de l'aventure, du coup de pied au cul et de la soûlographie de chambrée, sinon y a plus personne dans la culotte.

Sur les marchés de banlieue, dans le Quartier latin, à la sortie des cinémas et même de la messe, les Chleuhs pratiquent la razzia-surprise. Des camions arrivent, des troufions vert-de-gris en jaillissent, ordres gueulés, coups de sifflet, cavalcades brèves, et voilà : en moins de deux, un anneau infranchissable cerne la foule, anneau fait de Fridolins jambes écartées, le torse solidement assis sur les reins, mitraillette au cou et les avant-bras appuyés dessus, bien à l'aise, prêts à y passer l'année. A un certain point de cet anneau s'accroche un deuxième anneau, tangent et extérieur au premier, mais plus petit, et vide. Provisoirement vide. Au point de tangence des deux anneaux se tient un sous-off flanqué de deux ou trois sinistres gueules en civil. Voilà comment ça fonctionne :

Le sous-off dit « Papîr! », on lui donne les papîrs, il les examine bien bien, les gueules sinistres lisent par dessus son épaule, de temps en temps l'un ou l'autre sinistre dit « Bitteu! », alors le sous-off lui passe le papîr, que l'autre sadique épluche en jetant au type du papîr suspect un de ces regards qui rendraient coupable un nouveau-né, et alors peut-être que Gueule-de-Raie fait le mauvais signe et que deux troufions t'embarquent dans un camion à part, naturellement tu gueules non mais ça va pas qu'est-ce qui vous prend je suis un bon Français moi j'ai dénoncé des terroristes moi il y a une erreur écoutez-moi bon Dieu je connais quelqu'un à la mairie je connais quelqu'un à la préfecture je connais quelqu'un au gouvernement je suis le petit-fils du Maréchal qu'avait été volé par des bohémiens la preuve j'ai une médaille j'ai un grain de beauté je connais quelqu'un à la Kommandantur je connais quelqu’un à la Gestapo — il prononce « jestapo » — je connais très bien le chancelier Hitler... Arrivé là, en général, il se trouve dans le camion. Un choc sourd, on n'entend plus le mec aux relations. Qui c'est? Oh! ben, un juif, un communiste, un franc-maçon, un terroriste, un qui a revendu à un soldat allemand un vélo qu'il venait juste de faucher à un autre, va savoir...

Enfin, bon, si pas ce genre d'anicroche et si tu es une femme, on te gueule « Lôss! », ce qui signifie que tu peux rentrer chez toi torcher tes gosses — dans ce cas-là, mais n'allez pas croire que vous venez de faire un progrès sensible dans la connaissance de la langue allemande,

« Lôss! » peut vouloir dire un tas de choses extrêmement variées et même contradictoires, « Lôss ! » est un mot magique, mais il ne suffit pas de le gueuler à s'arracher l'âme, encore faut-il l'employer à bon escient et y mettre l'exacte subtile intonation —, si tu.es un vieux de plus de cinquante ou un gosse de moins de dix-huit, tu as droit au « Lôss! » sauveur, si tu es un étalon piaffant dans la force triomphante de sa virilité tu passes dans le petit anneau. La queue basse. Quand le grand anneau est vide, on embarque le contenu du petit — « Lôss ! Lôss ! » — dans les camions, et tagada.

Technique impeccable qu'adoptèrent avec enthousiasme les miliciens, les flics, gendarmes et gardes mobiles français, peuplades attardées, certes, mais pleines de bonne volonté et susceptibles de progrès, suffit qu'on leur explique.

 

*

 

J'avais donc forcé ma longue carcasse dans un compartiment pour honnêtes gens. Honnêtes mais pas rupins. Il datait de la guerre de 70, ce wagon. Tout en bois. Sièges en bois, en bois très dur. Roues en bois, tant qu'ils y étaient, je suis pas allé vérifier. Ovales, en tout cas. Celle qui se déhanchait sous mon banc avait même carrément quatre coins. C'était aussi hargneux à la fesse que les tape-cul que les gosses de la rue Sainte- Anne se bricolent avec des vieux roulements à bille mendigotés chez Cordani, le garage de la rue Lequesne, et enfilés à coups de talon à chaque bout de deux liteaux cloués sous un bout de planche, on dégringole là-dessus à tout berzingue les rues bourgeoises bien goudronnées qui plongent vers la Marne, ramdam d'enfer, culs pleins d'échardes, Nino Simonetto, à plat ventre, fonce tête en avant entre les roues des camions, ressort à l'autre bout, « Eh, les mecs, vous avez vu ? Eh, les mecs, eh? », les flics en parlent à sa mère, mah, dit la mère, fout le comprende, qu'il a été trespané quouante qu'il était pétite, allora il est pas tout à fait bien dans la sa tête, c'est pour ça, ma il est pas miçante, pas dou tout, il est con, quva, ma miçante, non il est pas...

Oui. Où que je m'en vas ? Elle est loin, la rue Sainte- Anne, au moins mille bornes, maintenant, et mon enfance encore plus loin. Me voilà posé, donc, sur un siège en bois calculé galbé à l'intention d'un cul humain, c'est meilleur pour la dignité que le plancher aux bestiaux, mais pour le confort je me faisais des illusions. Coincés à six sur une banquette pour quatre, en face de moi un grand blondin frisé monté en graine, paumé comme un veau arraché à sa mère, effaré, triste à crever, tellement triste qu'il l'est même en dormant, et il dort tout le temps. Tous, on essaie de dormir, mais lui, il peut. Il à posé ses pieds sur moi, ses vastes panards blindés de cuir de rhinocéros plantés comme des marteaux au bout de ses maigres interminables guibolles tout os à moelle massif avec la peau collée directement dessus et les genoux qui font des boules, il a posé ça sur mes cuisses, me les a enfoncés dans le ventre, en plein dans le mou, et ce cochon-là avait marché dans la merde, il en a plein les nougats, je viens juste de m'en rendre compte, je comprends du coup pourquoi ça pue si fort, j'ai ce paquet de merde jaune sous le nez, j'en ai plein mon lardosse plein les paluches à force d'essayer de virer de là les pompes merdeuses de ce grand malpropre, voilà donc ce qui pue, et je pense que. j'ai dû aussi m'en tartiner plein la gueule en essayant de me protéger de la lumière.