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Pas moyen de bouger, ni moi, ni lui, ni personne. Chacun les pieds sur les cuisses d'un d'en face, deux ou trois allongés par terre entre les banquettes, sous la voûte de guibolles, sans compter ceux dans les filets. Le couloir, bourré pareil. On pisse dans une gamelle qu'on se passe de main en main. On la vide par la fenêtre. Chier, pas question. Si la merde des pieds de l'autre finit par me faire dégueuler, ça me jaillira droit devant, à l'horizontale, ça retombera où ça voudra. Va dormir là-dedans, toi... Ce qui me reste de ce voyage, c'est par-dessus tout l'odeur de merde écrasée, et aussi la tête de ce grand bébé perdu, son air absolument sonné chaque fois qu'une secousse le réveillait et que du coup il se rappelait.

Freins qui couinent, ferrailles qui cliquètent, vapeur qui crache, tampons qui tamponnent... Encore un spasme ou deux, et l'immobilité. Et le silence. Nous voilà arrêtés. Pour la trois cent millionième fois. En rade dans un bled pourri. Le trois cent millionième bled pourri de ce pays pourri. Un de ceux près de la fenêtre gueule, tout excité : « Hé! les mecs! » Quelque chose peut donc encore exciter quelqu'un dans cette lavasse grisâtre? Si tu te figures que je vais regarder! Rien à regarder. Rien que du gris. Terre, ciel, baraques, fringues, gueules... Du gris suintant l'eau. D'y penser, ça me coule dans le cou, ça me jute entre les orteils. Frisson. L'Allemagne : grise et mouillée comme un cache- nez de pauvre. Comment ne pas rêver de guerre dans un bled pareil?

 

*

 

« Hé ! les mecs ! »

Il insiste. Quelqu'un jette un œil, gueule à son tour :

« Ça, alors, les mecs! Ça, alors! >>

Et puis :

« Des prisonniers ! Hé ! Des prisonniers ! »

Du coup, moi aussi je veux voir. On débarbouille la buée de la vitre, et voilà. C'est encore pire que tout le reste. Des tas de charbon se bousculent, hauts' comme des montagnes, à perte de vue. Des espèces de tour Eiffel loupées, des grues, des passerelles, des poutrelles, des palans, des poulies, des chaînes, des wagonnets, un délire de ferraille croisillonnée à gros rivets, qui pue le travail chiant, l'œil implacable de la pendule pointeuse dans le petit matin sale... Sinistres murs de brique découpés en dents de scie. Horizon en dents de scie. Cheminées colosses, serrées, féroces, insolentes, crache-merde, écrase-monde. Ciel noir. Il sort des cheminées, le ciel. Les cheminées le vomissent et l'étaient, comme une boue, du plat de la main. Tout est noir, ici, tout. Tu passes le doigt sur le paysage, tu le retires noir, et gras. Suie et cambouis.

« La Ruhr », me dit Lachaize, un de Nogent, et même un cueilli chez Bailly, comme moi. Ah ! ah ! la voilà donc, me disent mes souvenirs d'école. La Ruhr : une tache noire sur le rose de l'atlas. Ça veut dire bassin houiller. Ou minerais de fer, peut-être bien. Ou les deux. En tout cas, ferraille et pognon. Grosse ferraille, gros pognon. Et travail, travail, travail. Travail noir. Fourmis noires. La Ruhr. Richesse et fierté de l'Allemagne. Exemple et envie pour les autres. Cul énorme qui chie des tanks et des canons. Je regarde la Ruhr. Elle a une sale gueule de contremaître peau-de-vache. C'est pas là qu'on va, quand même, merde ? Pourvu que le train se remette en route !

Il y a de l'animation. Des voies et des voies courent et s'entrelacent. Des locomotives sans wagons avancent, reculent, sifflent, crachent, tapent du pied, piquent un temps de galop, stoppent sur place, se chahutent les ferrailles. Sur leurs panses noires aux cuivres bien astiqués, de pimpantes inscriptions à la peinture blanche, énormes, comme celles sur nos wagons, ça doit être une coutume à eux : « Wir rollen fur den Sieg ! »

« Ça veut dire : « Nous roulons pour la victoire! » explique, tout flambard, un pépère poivre et sel avec un petit bide sur le devant.

Aussitôt, nous autres, on se pense « Un enculé de volontaire! » Alors on fait ceux qu'ont entendu mais qu'en ont rien à foutre. On est pas à l'école Berlitz, nous. On est pas là pour s'orner l'esprit et s'enrichir la culture, nous. Le pépère se raccroche à sa bonne femme, qu'on n'avait pas vue d'abord, sapée en homme qu'elle est et quinquagénaire abondamment, à cet âge-là ça n'a plus de sexe, ça a les mêmes fanons sur les mêmes gueules de vieux cons. « Tu vois, Germaine, « rollen », c'est « rouler », ça c'est pas dur, et « der Sieg », ben, c'est la victoire, seulement, à l'accusatif, on met « den ». Eh bien, voilà, voilà, voilà... La mémère fait des yeux de veau à son grand homme. Faudra que je me rappelle de pas leur causer, à ces deux puants.

Bon. J'ai beau regarder, je vois pas de prisonniers. « Mais si, tiens, là, mate! » Au bout du doigt tendu, près d'un hangar en tôle ondulée, quelques capotes jaune moutarde, taillées dans ce bois spécial où se taillent à la hache les effets militaires de l'armée française. L'absence de ceinturon les rend parfaitement coniques, le bonhomme a l'air perdu là-dedans comme un battant dans sa cloche, la tête, emmanchée d'un cou que l'immensité de la circonférence du col fait paraître étique, jaillit comme un poulet plumé cherchant à se sauver de la marmite de la poule-au-pot. Aux fringues, pas de doute, c'est des Français! Me le confirment les deux cornes en oreilles d'âne, mais l'une derrière l'autre, du calot. Un des gars tourne le dos. S'y étalent deux énormes lettres blanches, barbouillées à la diable : « KG ».

« Ça veut dire « Prisonnier de guerre », parade l'intellectuel. « Kriegsgefangen » : « Krieg », c'est la guerre, et « gefangen », c'est prisonnier, mais eux ils mettent le mot principal en premier, c'est pour ça, et avec un « s » pour le génitif. Au début, ça déroute, forcément. »

Cause toujours.

Des prisonniers, merde ! En chair et en os ! Là, devant nous ! J'en ai la gorge serrée.

Depuis trois ans, je marche à la religion du prisonnier. Moi et les autres. Toute la France. Depuis trois ans, le prisonnier est le. grand thème national, le mythe sacré, l'Indiscutable. On peut être pour ou contre le Maréchal, Laval, la Collaboration, les Anglais, les Américains ou les Russes, on peut exalter la guerre ou la déplorer, sur les prisonniers tout le monde tombe d'accord.

Le Prisonnier, martyr national, victime expiatoire, Christ douloureux... Le Prisonnier, grande figure émaciée au regard lourd de muet reproche... Le Maréchal ne parle que de ça, à tout propos, la larme à l'œil. La France entière souffre et expie par ses deux millions de prisonniers. Les affiches, dans les rues, ne vantent plus le chocolat Menier ou la ouate Thermogène. Elles font jaillir des murs les longues silhouettes kaki pathétiques, au teint jaune-vert de citron pas mûr, aux joues creuses — pas trop creuses, attention : ça pourrait suggérer que les Allemands les nourrissent mal, la Propagandastaffel n'aimerait pas ça — aux orbites pleines d'ombre où flambe le regard fiévreux. Fiévreux, mais franc et direct. Et bleu. Regard de Français, regard d'Aryen. Les belles affiches douloureuses aux couleurs tout à la fois vives (faut que ça se voie) et tristes (eh oui, artiste, c'est un métier, quoi) mettent le Prisonnier à toutes les sauces : pour nous enjoindre de souscrire à l'emprunt national, pour nous exhorter à aimer le Maréchal, à travailler dur, à supporter les privations avec le sourire, à donner pour le Secours d'Hiver du Maréchal, à économiser le charbon qu'on ne nous distribue pas, à dénoncer les terroristes, à aller de bon cœur tourner des obus en Allemagne, à maudire l'Anglais (on dit « la perfide Albion »), le juif, le Bolchevik et le pourceau yankee, à collaborer dans l'enthousiasme avec le vainqueur magnanime, à ne pas écouter la B.B.C., à adhérer au P.P.F. ou à d'autres trucs du même genre... Enfin, bon, le Prisonnier hante la conscience de la France. Sa mauvaise conscience. N'oublions jamais : c'est notre je-m'enfoutisme qui les a menés là, derrière les barbelés, ces martyrs qui souffrent pour nous. Et aussi notre goinfrerie de congés payés, de semaine de quarante heures, de sécurité sociale, de dinde aux marrons à Noël...