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Encore un arrêt... Tiens, cette fois, ça cavale grosses bottes à clous tout le long du train, ça gueule « Lôss! Lôss ! », ça ouvre les portes à la volée. « Lôss ! Schnell ! » Pas possible ! On serait arrivés ?

On est arrivés. Je cherche la gare. Pas de gare. Rien qu'une grande clairière de sable au milieu d'une forêt. Des quais en bois le long de la voie, et puis des baraques en bois, toutes pareilles, toutes neuves, bien alignées, on dirait un camp de vacances, un très grand camp. Tout autour, des sapins, serrés. Peut-être d'autres arbres aussi mais, comme c'est l'hiver, on ne voit que les sapins.

On est là, ahuris, on s'accumule en troupeau frileux à mesure que le train finit de se vider à coups de « Lôss ! ». Des uniformes vont et viennent, plus ou moins verdâtres, plus ou moins jaunâtres, kaki, moutarde ou gris souris. Il y en a même d'un beau brun chaud de chocolat au lait avec des petits lisérés rose vif, très coquins. Militaires? Flics? Organisation Todt? Va savoir... Tout Chleuh est en uniforme, tout ce qui ne porte pas d'uniforme n'est pas chleuh, c'est déjà un point de repère... Et puis, je m'en fous, je suis trop crevé, j'ai mal partout, j'ai froid, j'ai faim, j'ai sommeil, je pue. Les bouffées de grand air et de verte forêt me font sentir combien je pue. Les autres ne sont pas frais non plus. Un ramassis de dégénérés frissonnants, voilà le spectacle que nous offrons aux impeccables fils de la race élue.

Tiens, un civil plutôt propre. Il se met devant nous, frappe dans ses mains. Un Allemand trapu, de la variété kaki il se tient près de lui, mains dans le dos, jambes écartées. Le civil parle :

« Bienvenue à vous. Bon. Alors, vous vous alignez sur deux rangs, une fois, hein, celui de derrière bien derrière celui de devant, hein, sans ça c'est le bordel et alors il n'y a pas moyen, hein, et alors on va vous compter pour savoir combien que vous êtes tous ensemble, une fois, hein. Moi, je suis l'interprète de ce camp-ici, hein, je suis belge, si vous avez quelque chose à demander vous me le demandez à moi, hein. Ça ira comme ça? »

L'Allemand trapu approuve à petits coups de menton, tout à fait d'accord. Son uniforme a sûrement été fauché dans les stocks de l'armée française et un peu rebricolé par-ci par-là, sauf la casquette, un machin mou avec une longue visière de même étoffe et des rabats pour tenir bien chaud aux oreilles, mais pour l'instant ils sont relevés et attachés sur le dessus par une bouclette. Dès qu'on sort de chez soi, on en voit, des choses !

On s'aligne en râlant sur deux rangs plutôt mal ficelés, ça en fait une sacrée longueur. Le Belge file à un bout de nous autres, l'Allemand trapu à l'autre bout, et ils se mettent à compter, à haute voix, l'un en chleuh, l'autre en belge. Ils se croisent au milieu, et quand ils ont fini ils reviennent l'un vers l'autre.

« Vierhundertzweiundneunzig ! aboie l'Allemand.

Quatre cent nonante et deux ! » confirme le Belge.

On dirait qu'ils jouent à la morra.

« Goûtt ! » dit l'Allemand, tout content.

Il tape sur l'épaule du Belge, et puis il s'en va.

On entoure le Belge.

« Eh, c'est là qu'on va rester?

Ils vont nous faire abattre des arbres, ou quoi ?

C'est quoi, ici, comme département, enfin, je veux dire, comme tu dirais chez nous la Normandie, quoi, l'Auvergne, je sais pas, moi, c'est quoi, comme campagne, ici ? »

Le Belge lève les bras.

« Pas tous à la fois, s'il te plaît, hein ! Ici, ce n'est pas un camp pour habiter, c'est un camp de triage. Vous serez répartis dans les fabriques de vos futurs employeurs, n'est-ce pas. La région où nous sommes, ici, c'est Berlin. »

Berlin? Ah! ben, dis donc! Je voyais pas du tout ça comme ça. On demande :

« Mais, Berlin, c'est une ville, non ?

Nous sommes ici dans la proche banlieue. Lichterfelde, ça s'appelle 2.

Et bouffer ? Quand est-ce qu'on bouffe ?

Et dormir?

Et chier? Dis donc, le Belge, ça fait trois jours que j'ai pas chié, moi ! » .

Le Belge prend son temps.

« D'abord et avant tout, vous passez la visite médicale et le contrôle administratif. Voilà justement la sœur. »

La sœur? Ah! L’infirmière, il veut dire. S'amène une grande rouquine à tête de cheval, corsage à fines rayures blanches et bleu ciel, col amidonné jusqu'aux oreilles comme mon grand-père sur sa photo de mariage, sur la tête un machin blanc plutôt genre bonne sœur, effectivement, qu'infirmière laïque. Le Belge nous fait remettre sur deux rangs, mais face à face, cette fois. Tête-de-cheval passe entre les deux, demande au type à sa droite : « Krank? », le Belge traduit : « Malade? », le gars fait : « Ben, c'est-à-dire... », le Belge traduit : « Nix krank », Tête-de-cheval dit : « Goûtt! » et se tourne vers celui de gauche : « Krank ? »... Comme ça jusqu'au bout.

Il y a un gars, à côté de moi, un de Nogent, Sabatier il s'appelle, pendant tout le voyage il a été malade à crever. La tête lui tournait, il geignait, pensait avoir chopé une grosse grippe. Il était là, blanc, chancelant, Lachaize et moi on le soutenait. Quand le Belge lui a dit : « Malade? », il a balbutié : « Hein? », complètement pas là. Je dis à Tête-de-cheval : « Camarade malade. Très malade! ». Elle dit : « Krank? » et puis quelque chose au Belge, très vite, et elle passe. Le Belge dit : « Il sera très bien soigné, les docteurs allemands sont excellents. » Et bon, ils étaient déjà loin, tous les deux.

On a quand même fini par toucher une cuvette de soupe et un coin de bat-flanc à claire-voie avec une couverture toute mince. Je m'allonge là-dessus, c'était aussi dur que le plancher du wagon, mais plus vicieux, à cause de la claire-voie.

Je m'entortille tout habillé, pardessus compris, dans la couverture, juste le bout du nez qui dépasse, je tâtonne de la hanche pour loger entre deux lattes le gros os bête qu'on a là et qui fait si mal, mes deux voisins à droite à gauche bien encastrés pointe dans creux, moi dans eux et eux dans moi, râlent merde tu vas nous faire chier longtemps? Non, pas longtemps, ça y est, j'ai coincé l'os, je ferme lés yeux, je serre les paupières de toutes mes forces, j'ai froid, merde, surtout aux pieds, c'est signe de neige, quand on a froid aux pieds on a froid partout, dit maman, mais je m'en fous, dormir, bon Dieu, dormir! Je sens que ça vient, je bascule...

Et merde !

« Lôss ! Lôss ! Aouff-chténe ! Lôss ! »

Une poigne sans tendresse me secoue, m'arrache la couverte. Je regarde, ahuri, l'épaisse andouille harnachée de ferrailles et de buffleteries qui écrase le plancher à lourdes enjambées de ses bottes de sept lieues, secouant et dépouillant au passage à droite à gauche les autres recroquevillés, gueulant ses « Lôss! » et ses « Aouff-chténe ! » à s'en arracher la tripaille du ventre.

Voulez-vous nous donner, pour nos chers lecteurs de Je suis partout, vos premières impressions, cher pauvre con héros du Service du Travail Obligatoire? Très volontiers, monsieur le journaliste. Voilà : l'Allemagne, une éponge grise qui suinte. L'Allemand, une gueule béante qui gueule. Merci. Pas de quoi.

Pour l'instant, qu'est-ce qui lui prend, merde, à celui-là? Qu'est-ce qu'ils nous veulent encore, ces gros connards méthodiques bien cirés gagneurs de guerres de merde? Le Belge trottine derrière Gueule-de-Raie.