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« Allez, debout, hein! Il faut vous lever, une fois, hein !

Mais, bon Dieu, y a pas cinq minutes qu'on s'est couchés ! Il est bourré, ta grosse vache, ou quoi ?

Ecoutez, hein, ne parlez pas avec des mots comme ça, parce que, tant que c'est moi, ça va bien, hein, mais eux, n'est-ce pas, il y en a qui ont fait l'occupation en France, hein, alors, naturellement, les premiers mots qu'on apprend dans une langue c'est les mots sales, n'est-ce pas, après ils me demandent de traduire, mais eux ils ont déjà compris, alors naturellement si je ne leur dis pas exactement la même saloperie comme vous avez dit je suis puni moi avec aussi, hein, alors ça est désagréable pour tout le monde, n'est-ce pas.

Oui, bon. Et alors? Y a le feu?

La guerre est finie? On rentre chez nous ? »

Le Belge dit :

« Il faut cinq cents hommes immédiatement tout de suite, hein, et alors il y a juste cinq cents hommes dans le camp, et alors naturellement vous partez, n'est-ce pas. Heureusement qu'il y a eu votre arrivage, sans ça on n'aurait pas pu faire face, une fois, hein. »

Tout content, il est, d'avoir pu faire face!

Nous voilà recrachés dans la nuit hargneuse, cernés par des projecteurs camouflés de bleu, piétinant tassés frileux le sable aride de la clairière. Un paquet d'uniformes variés s'amène, bottes martiales, panses tressautantes. (Ces fiers Tarzans trimbalent, passé la trentaine, des bides en gelée de veau et des bourrelets comme des bouées de sauvetage. Le cuir brut à foison virilise tout ça.) Au-dessus du mâle quarteron se propulse en vol groupé une formation de casquettes archi-arrogantes, tellement relevées de la proue qu'on dirait des crêpes en train de sauter dans la poêle. Tout ce Quatorze-juillet fait cap sur notre horde piteuse. Parmi les seigneurs de la guerre, un civil, mais botté, quand même, jusqu'aux genoux par-dessus le pantalon impecc de son costard croisé d'homme important. Rasé jusque bien plus haut que les tempes, les oreilles battant des ailes, n'ayant épargné qu'une brosse à dents de tifs tout là- haut, avec une raie tirée à la règle en plein milieu. Il aurait l'air moins con s'il s'était carrément rasé le crâne rasibus. Ils font vraiment tout ce qu'ils peuvent pour être encore plus moches. C'est l'uniforme qui doit être beau, pas l'homme. L'homme : une vague tête de bois, anonyme, raide, dure, virile. Virile, nom de Dieu ! Pensent qu'à ça : leur virilité. Pas pour s'en servir, mais pour la montrer.

Ce zèbre-là, belle gueule de vache très au point très réussie d'aristocrate allemand korrect dans la victoire, porte, épinglée à son revers, bien en vue, la discrète pastille blanche cerclée de grenat avec au milieu la roue dansante, l'araignée aux quatre pattes raides qui se courent après : la croix gammée fatidique. C'est donc un membre du Parti, et plutôt un gros : il y a du doré autour de son insigne.

Le Belge s'empresse. Le grand type l'écarté. Il n'a pas besoin d'intermédiaire.

« Vous tous, ici, vous appartenez maintenant à la firme Graetz Aktiengesellschaft. La Graetz Aktiengesellschaft vous prend en charge complètement. La firme travaille pour l'industrie de guerre. Elle est donc placée sous le contrôle de l'armée. La paresse, l'indiscipline, la maladresse trop obstinée, la simulation de maladies et la mutilation volontaire seront considérées comme dés actes de sabotage et leurs auteurs livrés à la Gestapo. Tout acte de terrorisme, toute propagande communiste ou défaitiste, toute calomnie ou propos injurieux dirigés contre le Fuhrer, contre le Reich allemand ou contre le parti National-Socialiste allemand des Travailleurs entraîneront la remise du coupable à la Gestapo. Toute tentative d'évasion sera punie par les soins de la Gestapo qui, la première fois, enverra le coupable faire un stage de rééducation 3 et, si l'individu récidive et s'avère irrécupérable, décidera, en ce qui concerne cet individu, de la solution la meilleure pour le Reich allemand. Toute tentative de vol, d'escroquerie, de marché noir ou de trafic de tickets de nourriture pratiquée sur des citoyens allemands entraînera l'intervention de la police criminelle qui estimera si elle doit soumettre le cas aux tribunaux réguliers ou le confier aux soins de la Gestapo. Tout vol commis en mettant à profit une alerte aérienne ou une action militaire, même si c'est aux dépens d'un autre travailleur étranger, sera puni de mort. Je vous signale qu'en Allemagne les condamnés à mort sont décapités à la hache. Tout pilleur de cadavres ou de maisons bombardées sera abattu sur place. Il est strictement interdit d'avoir des conversations avec les citoyens du Reich en dehors des besoins du travail. Il est interdit de parler aux ressortissants des pays de l'Est. La copulation avec une femme allemande peut entraîner la mort pour les deux coupables. Mon nom est Herr Millier. Je suis le chef du personnel de la firme Graetz Aktiengesellschaft. Les camions vous attendent. Bienvenue. »

Il se raidit, claque légèrement les talons, comme Erich von Stroheim dans La Grande Illusion.

Plus un Allemand parle aisément le français, plus il est allemand. Plus il fait peur. Celui-là le parle parfaitement. Ça s'annonce bien...

 

*

 

Quand un Allemand dit « Les camions sont là », ils sont là. On s'entasse dedans, et nous voilà repartis, dans un nuage de poussière sablonneuse. Au passage, j'admire la belle clôture grillagée toute neuve, trois mètres de haut, avec par-dessus quatre lignes de barbelés vicieusement inclinés dans le mauvais sens pour faire une blague à Pescaladeur éventuel. On n'aura pas traîné longtemps sur le carreau du marché aux" esclaves. On a vite trouvé preneur.

Maman, tu as élevé ton fils en t'arrachant la peau du ventre pour qu'à vingt ans on le vende comme on vend les poulets à la foire, par paquet de douze, la tête en bas, ficelés par les pattes, et qu'est-ce que tu dis de ça?

Ça cahote un bout de temps dans des banlieues, des forêts avec des lacs, immenses, encore des banlieues, des usines, des bouts de ville par-ci par-là... Quel drôle de pays! Tout est mélangé, tout est l'un dans l'autre... De toute façon il fait nuit, de toute façon je suis trop abruti de sommeil pour faire du tourisme, de toute façon au bout de la putain de route il y a forcément un putain de bout de planche et un bout de couverture, c'est tout ce que je sais, moi. Non. Je sais aussi que j'ai chopé des puces, sur leur bat-flanc de merde. Je les sens me courir partout, je les sens me pomper le sang, ,les goulues. Ça me révulse, mais pas au point de me couper l'envie de dormir.

« Lôss ! Lôss, Mensch, lôss ! »

On y est. Du sable, des baraques en bois, des lumières barbouillées de bleu, « Lôss! Lôss! », « Dépêchez-vous, une fôis, hein, c'est pas une heure pour arriver, on ne sait même plus dormir la nuit, ici-dedans, hein ! » : un Belge. Il y a toujours un Belge.

Complètement abruti, je suis le troupeau. Du sable. Il y a toujours du sable. Des chiens gueulent à gorge arrachée, tout près... Des chiens? Ben, merde!

« Hîr !

— Là? Bon. »

C'est donc là ma piaule. Dix lits en bois à deux étages, comme sommiers des planches à claire-voie, sur chaque lit une couverture pliée et une espèce de grand sac en fausse toile à patates faite de ficelle en papier, la kerre gross malhère. Vide, le sac. Le Belge nous explique que c'est là notre matelas, que demain on nous distribuera des chutes de papier d'imprimerie pour le bourrer, que c'est très confortable, juste un peu bruyant quand on se retourne mais on s'y fait très bien. D'accord, d'accord.

Les lits ne laissent entre eux que de minces interstices. L'allée centrale doit bien avoir un mètre cinquante de large, elle est occupée par une table que flanquent deux bancs, par un poêle rond, genre godin, et par une caisse pleine de briquettes, un drôle de charbon qui ressemble à de la bouse de vache comprimée et séchée.

Vingt à vivre là-dedans? Faudra qu'on se rode les angles ! On n'arrête pas de se cogner, gros ours maussades alourdis de sommeil.