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Arthur C. Clarke

Les sables de Mars

THE SANDS OF MARS

Roman traduit de l’anglais par A. Jager et J.-G. Vandel

Bibliothèque Marabout

Collection dirigée par Jean-Baptiste Baronian.

© Sidgwick and Jackson, Londres, et Éditions Fleuve Noir, Paris, 1955.

Chapitre premier

— Alors, c’est la première fois que vous grimpez là-haut ? fit le pilote en se penchant nonchalamment en arrière.

Son siège balança sur son pivot, tandis que l’homme se croisait les mains derrière la nuque d’un air peu fait pour rassurer son passager.

— Oui, répondit Martin Gibson, sans quitter des yeux son chronomètre égrenant les secondes.

— Je m’en doutais. Vous n’avez jamais dit l’exacte vérité dans vos romans ; c’est un non-sens que de parler d’évanouissement sous l’effet de l’accélération. Pourquoi les gens écrivent-ils de pareilles sornettes ? C’est mauvais pour les affaires.

— Je m’excuse, répliqua Gibson, mais je crois que vous faites allusion à mes premiers romans. Les voyages interplanétaires n’existaient pas encore à l’époque, et je devais faire appel à mon imagination.

— C’est possible, accorda l’autre à regret. ( Il ne prêtait pas la moindre attention à ses instruments, bien qu’il ne lui restât plus que deux minutes avant le départ. ) Je suppose que ce doit être amusant, pour vous, de vivre ce que vous avez si souvent décrit.

L’adjectif, pensa Gibson, n’était pas exactement celui qu’il aurait employé lui-même, mais il comprit le point de vue de son compagnon. Que de fois les douzaines de héros — et de bandits — qu’il avait fait vivre s’étaient-ils figés devant l’implacable marche de l’aiguille des secondes, dans l’attente du moment où les propulseurs les précipiteraient dans l’éther ! Et maintenant, comme cela arrive toujours quand on sait attendre, la réalité se substituait à la fiction. Cet instant fatidique ne se situait plus qu’à quatre-vingt-dix secondes dans le futur immédiat. Oui, c’était amusant ; un beau cas de justice immanente …

Le pilote lui adressa un coup d’œil, lut dans ses pensées et sourit avec bonne humeur.

— Ne vous laissez pas épouvanter par vos propres récits. Ainsi, pour tenir un pari, je suis une fois resté debout au moment de l’envol. Mais c’était tout de même une chose idiote à ne pas faire.

— Je n’ai pas peur, rétorqua Gibson, avec une emphase superflue.

— Hum ! fit l’autre, qui condescendait à regarder le cadran : la trotteuse avait encore un circuit à accomplir. Alors, poursuivit-il, à votre place, je ne me cramponnerais pas au siège comme vous le faites. Ce n’est que du béryl-manganèse, vous pourriez le plier.

Timidement, le romancier se détendit. Il savait qu’il était en train d’élaborer des réflexes synthétiques pour répondre à la situation, mais ces réflexes n’en étaient pas moins réels pour cela.

— Bien sûr, reprit le pilote, toujours très à son aise, mais les yeux rivés à présent sur le tableau de bord, ce ne serait pas très agréable si ça durait plus de quelques minutes. Ah … voici les pompes à carburant qui démarrent. N’ayez pas peur du départ à la verticale, qui provoque souvent de drôles de réactions, et laissez votre siège se balancer où il veut. Fermez les yeux si ça peut vous faire du bien. Vous entendez les fusées d’allumage ? Il nous faut à peu près dix secondes pour acquérir l’élan définitif ; ça n’a rien d’extraordinaire, à part le bruit. Il faudra vous y faire. J’AI DIT : IL FAUDRA VOUS Y FAIRE !

Mais Martin Gibson n’y songeait guère. Il avait déjà sombré tranquillement dans l’inconscience sous l’effet d’une accélération qui ne dépassait pas encore celle d’un rapide ascenseur.

Il revint à lui quelques minutes plus tard et un millier de kilomètres plus loin ; il se sentait très honteux. Un rayon de soleil jouait en plein sur son visage. Il comprit que le volet protecteur de la coque extérieure devait avoir glissé de côté. La lumière était brillante, mais pas d’un éclat aussi intolérable qu’il s’y attendait. Cependant, il réalisa bientôt que seule une partie de son intensité filtrait au travers du verre teinté.

Il regarda le pilote, activement occupé à rédiger son carnet de bord. Tout était très calme, en dehors d’un curieux bruit de craquements étouffés, ressemblant presque à des explosions en miniature, qui résonnait de temps à autre d’une façon déconcertante. Il toussa discrètement pour annoncer son retour à la vie, et demanda la signification de ce bruit bizarre au pilote.

— Des contractions thermiques dans les moteurs, dit ce dernier brièvement. Ils viennent de chauffer jusqu’aux environs de cinq mille degrés Fahrenheit et refroidissent très vite. Vous vous sentez mieux, à présent ?

— Ça va, répondit Gibson sans mentir. Je peux me lever ?

Psychologiquement, il rebondissait après avoir atteint un fond, sans s’aviser que c’était là une situation mentale très instable.

— Si vous voulez, dit l’autre d’un air de doute, mais prenez la précaution de vous tenir à quelque chose de solide.

Gibson ressentit soudain une merveilleuse exaltation. L’instant qu’il avait attendu toute sa vie était arrivé. Enfin dans l’espace ! Il s’en voulait d’avoir manqué l’envol, mais il saurait combler cette regrettable lacune en écrivant son récit.

Vue de mille kilomètres d’altitude, la Terre était encore énorme et elle lui causa une sorte de déception. La raison en devint bientôt évidente. Après avoir eu sous les yeux tant de photos et tant de films pris à bord de fusées, l’effet de surprise était gâché ; Gibson savait exactement à quoi il devait s’attendre. Les inévitables bandeaux de nuages se déplaçant lentement autour du globe étaient là. Les séparations entre la terre et les mers étaient nettement définies, et on voyait une quantité de minuscules détails au centre, tandis qu’en remontant vers la ligne d’horizon, tout se perdait dans une brume de plus en plus épaisse. Même dans le cône de bonne visibilité qui s’ouvrait verticalement sous lui, la plupart des caractéristiques étaient méconnaissables et donc dépourvues de sens. Sans aucun doute, un météorologue eût connu des transports de joie devant cette vivante carte du temps qui s’étendait sous lui. Il est vrai que la plupart des météorologues se trouvaient pour le moment à bord des satellites artificiels d’où le spectacle était encore meilleur.

Gibson se fatigua bientôt de la recherche de villes et des autres œuvres de l’homme. Il devait reconnaître avec humilité que des milliers d’années de civilisation avaient fort peu influencé le panorama.

Il commença dès lors à s’intéresser aux étoiles, ce qui lui valut sa deuxième désillusion. Elles étaient bien là, et par centaines, mais pâles et blafardes, comme le simple fantôme des soleils aveuglants qu’il s’attendait à découvrir. Naturellement, il fallait en incriminer le verre sombre du hublot qui, en adoucissant leur clarté, frustrait du même coup les étoiles de toute leur splendeur.

Il ressentit une vague contrariété car, jusqu’ici, une seule chose avait répondu exactement à ses prévisions : la sensation de flottement, la faculté de se propulser de paroi en paroi d’un simple coup de doigt, étaient aussi délicieuses qu’il l’espérait, encore que les dimensions de la cabine ne permissent aucune expérience ambitieuse. L’absence de poids déterminait un état enchanteur, féerique, surtout depuis qu’il existait des drogues immobilisant les organes régulateurs ; le mal de l’Espace n’était plus qu’une histoire ancienne. Heureusement ! Comme ses héros avaient souffert ! ( Ses héroïnes aussi, probablement, mais il n’en parlait jamais. ) Il se rappela le premier vol de Robin Blake, dans la version originale de Poussière martienne. En l’écrivant, il était fortement sous l’influence de D.H. Lawrence, à l’époque. ( Il serait intéressant, songea-t-il, de dresser un jour la liste des auteurs qui ne l’avaient pas influencé une fois ou l’autre. )