Norden était visiblement calé sur le sujet, mais cette constatation ne surprit pas le moins du monde son interlocuteur. Si l’un de ses compagnons s’était soudain révélé comme expert en reboisement, en sanskrit ou en bimétallisme, Gibson en eût facilement pris son parti. De toute façon, il savait que la science-fiction était restée très populaire parmi les astronautes professionnels.
— Très bien, dit Norden. Voyons donc ce qui s’est passé dans cette branche. Jusqu’en 1960 — peut-être 1970 —, on écrivait encore des romans sur le premier voyage dans la Lune. Ils sont complètement ridicules à présent. Lorsque la Lune fut atteinte, il fut de bon ton d’écrire sur Mars et Vénus pendant quelques nouvelles années. De nos jours, ces récits sont également périmés ; on ne les lit plus guère que pour se payer une pinte de bon sang. Je suppose que les planètes plus éloignées resteront encore un bon filon pour une autre génération, mais le roman d’aventures interplanétaires tel que nos grands-pères l’ont connu a vraiment pris fin en 1970.
— Pourtant, le thème du voyage dans l’Espace est toujours aussi prisé …
— Oui, mais ce n’est plus de la science-fiction. C’est, soit de la simple actualité, comme les textes que vous transmettez à la Terre, soit de la pure fantaisie. Pour intéresser, l’action doit se dérouler à l’extérieur du système solaire, et elle pourrait tout aussi bien appartenir à un conte de fées. La plupart de ces romans ne sont d’ailleurs que cela.
Norden venait de parler avec un grand sérieux, mais il y avait une étincelle de malice dans ses yeux.
— Je conteste vos arguments sur deux points, déclara Gibson. Tout d’abord, les gens — nombre de gens — lisent toujours les récits de Wells, bien qu’ils soient vieux d’un siècle. Ensuite, et pour aller du sublime au ridicule, ils lisent encore mes premiers ouvrages, tels que Poussière martienne, que l’actualité a pourtant dépassés et laissés loin en arrière.
— Wells faisait de la littérature, répliqua Norden, mais même sans cela, je puis défendre mon point de vue. Lesquelles, parmi ses histoires, sont les plus populaires ? Des romans honnêtes, comme Kipps et Tono-Bungay, évidemment. Si on lit ses fantaisies, c’est en dépit de leurs prophéties irrémédiablement désuètes, et non à cause d’elles. Seule la Machine à explorer le temps est encore un peu en vogue, tout simplement parce que l’action se déroule dans un futur lointain, et aussi parce que Wells y a mis son meilleur style.
Il y eut un bref silence. Gibson se demanda si le capitaine allait aborder le deuxième point.
— Quand avez-vous écrit Poussière martienne ? demanda finalement Norden.
Le romancier opéra un rapide calcul mental.
— En 1973 ou 1974.
— Je ne pensais pas que cela remontait aussi loin, mais ça concorde bien avec mon raisonnement. Les voyages interplanétaires allaient seulement commencer et tout le monde était en éveil. Comme vous vous étiez déjà fait un nom dans la fiction conventionnelle, Poussière martienne a trouvé son succès dans le nouvel engouement.
— Mais vous expliquez seulement pourquoi il s’est vendu à l’époque, et vous ne répondez pas à ma seconde remarque. Cet ouvrage est toujours très prisé, et je crois même que la colonie martienne en a acquis plusieurs exemplaires, malgré qu’il n’y soit question que d’une planète Mars imaginaire.
— J’attribue cela à la publicité sans scrupule de votre éditeur, à votre habile tactique pour rester célèbre, et aussi, peut-être, au fait que c’est la meilleure histoire que vous ayez jamais écrite. De plus, comme dirait Mac, votre ouvrage s’est arrangé pour acquérir une vogue en cette année 1970, et il hérite à présent d’une valeur de curiosité.
— Hum ! fit Gibson en supputant le poids de l’argument.
Il resta silencieux un instant, puis son visage se plissa comme pour contenir un rire qu’il laissa bientôt échapper.
— Eh bien, s’étonna Norden, déconcerté, qu’y a-t-il de si drôle ?
— Notre conversation même. J’étais en train de me demander ce qu’aurait pensé Wells s’il avait su qu’un jour deux hommes discuteraient de ses romans à mi-chemin entre la Terre et Mars.
— N’exagérez rien, rétorqua le capitaine en souriant. Nous n’avons encore accompli qu’un tiers du voyage.
Il était bien passé minuit quand Gibson s’éveilla brusquement d’un sommeil profond. Quelque chose venait de le troubler, un bruit ressemblant à une lointaine explosion dans les entrailles de la fusée.
Il se dressa sur son séant, dans l’obscurité, la poitrine comprimée par les bandes élastiques qui le maintenaient sur son lit. Seule une lueur stellaire perçait à travers le hublot, sa cabine étant située dans la section nocturne. Il prêta l’oreille, la bouche entrouverte, retenant sa respiration pour saisir le moindre son.
Pendant la nuit, l’Arès s’animait d’innombrables rumeurs, mais elles lui étaient toutes familières. La fusée vivait ; le silence aurait signifié la mort de tout ce qui se trouvait à son bord. Par exemple, la perpétuelle et calme respiration des pompes à air, entraînant et canalisant les vents artificiels de cette petite planète, était infiniment rassurante. Sur ce faible fond sonore, d’autres bruits se détachaient par intermittence : le vrr occasionnel d’un moteur accomplissant une tâche mystérieuse et automatique, le tic de la pendule électrique toutes les trente secondes, et quelquefois le bourdonnement de l’eau circulant dans le système de conduites. Aucune de ces résonances n’aurait pu le tirer de son sommeil, car elles lui étaient aussi intimes que les battements de son cœur.
Encore à moitié endormi, il se dirigea vers la porte de la cabine et écouta un instant dans le couloir. Tout semblait parfaitement normal et il réalisa qu’il était probablement le seul à s’inquiéter. Un moment, il se demanda s’il ne devrait pas appeler Norden, puis il se ravisa. Il avait dû rêver, ou la détonation provenait peut-être d’un appareil entrant en action pour la première fois.
Il avait regagné son lit quand une idée lui vint tout à coup. Après tout, le bruit avait-il été si lointain ? C’était une vague impression, mais il aurait aussi bien pu être tout proche. Et puis, en somme, Gibson était fatigué et cela n’avait pas d’importance. D’ailleurs, sa confiance dans les instruments du bord était illimitée, presque touchante. Si vraiment quelque chose n’allait pas, l’alarme automatique aurait alerté tout le monde. Ce dispositif, assez puissant pour réveiller un mort, avait été éprouvé plusieurs fois au cours du voyage. Le romancier pouvait se rendormir sur ses deux oreilles, le système veillait sur lui de toute sa vigilance.
Gibson avait parfaitement raison, mais il ne le sut jamais. Le lendemain matin, il avait tout oublié de l’incident.
La caméra quitta lentement la chambre du conseil en deuil et suivit le cortège funèbre au long de l’enroulement sans fin de l’escalier menant aux créneaux battus par les vents, qui surplombaient la mer. Un instant, les sanglots de la musique s’estompèrent tandis que les silhouettes chargées de leur tragique fardeau se détachaient, immobiles sur les remparts d’Elseneur, devant le soleil couchant, « Adieu, doux prince. » C’était fini.
La lumière illumina brutalement la petite salle, laissant l’État du Danemark à quatre siècles et cinquante millions de kilomètres en arrière. Gibson rappela ses esprits à la réalité et s’arracha au charme qui le retenait prisonnier. « Jusqu’à quel point, se demanda-t-il, Shakespeare aurait-il apprécié cette interprétation déjà vieille d’une génération, mais aussi peu touchée par le temps que les chefs-d’œuvre antiques de la poésie immortelle ? Et surtout, qu’aurait-il pensé de ce fantastique théâtre, avec ses rangées de sièges flottant en l’air sur le plus superficiel des supports ? »