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Je passais souvent aussi mes soirées avec Châli, sur une des galeries extérieures qui dominait le lac de Vihara. Nous regardions, sans parler, la lune éclatante qui glissait au fond du ciel en jetant sur l’eau un manteau d’argent frissonnant, et là-bas, sur l’autre rive, la ligne des petites pagodes, semblables à des champignons gracieux qui auraient poussé le pied dans l’eau. Et prenant en mes bras la tête sérieuse de ma petite maîtresse, je baisais lentement, longuement son front poli, ces grands yeux pleins du secret de cette terre antique et fabuleuse, et ses lèvres calmes qui s’ouvraient sous ma caresse. Et j’éprouvais une sensation confuse, puissante, poétique surtout, la sensation que je possédais toute une race dans cette fillette, cette belle race mystérieuse d’où semblent sorties toutes les autres.

Le prince cependant continuait à m’accabler de cadeaux.

Un jour il m’envoya un objet bien inattendu qui excita chez Châli une admiration passionnée.

C’était simplement une boîte de coquillages, une de ces boîtes en carton recouvertes d’une enveloppe de petites coquilles collées simplement sur la pâte. En France, cela aurait valu au plus quarante sous. Mais là-bas, le prix de ce bijou était inestimable. C’était le premier sans doute qui fût entré dans le royaume.

Je le posai sur un meuble et je le laissai là, souriant de l’importance donnée à ce vilain bibelot de bazar.

Mais Châli ne se lassait pas de le considérer, de l’admirer, pleine de respect et d’extase. Elle me demandait de temps en temps : « Tu permets que je le touche ? » Et quand je l’y avais autorisée, elle soulevait le couvercle, le refermait avec de grandes précautions, elle caressait de ses doigts fins, très doucement, la toison de petits coquillages, et elle semblait éprouver, par ce contact, une jouissance délicieuse qui lui pénétrait jusqu’au cœur.

Cependant j’avais terminé mes travaux et il me fallait m’en retourner. Je fus longtemps à m’y décider, retenu maintenant par ma tendresse pour ma petite amie. Enfin, je dus en prendre mon parti.

Le prince, désolé, organisa de nouvelles chasses, de nouveaux combats de lutteurs ; mais, après quinze jours de ces plaisirs, je déclarai que je ne pouvais demeurer davantage, et il me laissa ma liberté.

Les adieux de Châli furent déchirants. Elle pleurait, couchée sur moi, la tête dans ma poitrine, toute secouée par le chagrin. Je ne savais que faire pour la consoler, mes baisers ne servant à rien.

Tout à coup j’eus une idée, et, me levant, j’allai chercher la boîte aux coquillages que je lui mis dans les mains. »C’est pour toi. Elle t’appartient. »

Alors, je la vis d’abord sourire. Tout son visage s’éclairait d’une joie intérieure, de cette joie profonde des rêves impossibles réalisés tout à coup.

Et elle m’embrassa avec furie.

N’importe, elle pleura bien fort tout de même au moment du dernier adieu.

Je distribuai des baisers de père et des gâteaux à tout le reste de mes femmes, et je partis.

II

Deux ans s’écoulèrent, puis les hasards du service en mer me ramenèrent à Bombay. Par suite de circonstances imprévues on m’y laissa pour une nouvelle mission à laquelle me désignait ma connaissance du pays et de la langue.

Je terminai mes travaux le plus vite possible, et comme j’avais encore trois mois devant moi, je voulus aller faire une petite visite à mon ami, le roi de Ganhara, et à ma chère petite femme Châli que j’allais trouver bien changée sans doute.

Le Rajah Maddan me reçut avec des démonstrations de joie frénétiques. Il fit égorger devant moi trois gladiateurs, et il ne me laissa pas seul une seconde pendant la première journée de mon retour.

Le soir enfin, me trouvant libre, je fis appeler Haribadada, et après beaucoup de questions diverses, pour dérouter sa perspicacité, je lui demandai : « Et sais-tu ce qu’est devenue la petite Châli que le Rajah m’avait donné. »

L’homme prit une figure triste, ennuyée, et répondit avec une grande gêne :

« Il vaut mieux ne pas parler d’elle !

— Pourquoi cela ? Elle était une gentille petite femme.

— Elle a mal tourné, seigneur.

— Comment, Châli ? Qu’est-elle devenue ? Où est-elle ?

— Je veux dire qu’elle a mal fini.

— Mal fini ? est-elle morte ?

— Oui, seigneur. Elle avait commis une vilaine action. »

J’étais fort ému, je sentais battre mon cœur, et une angoisse me serrer la poitrine.

Je repris : « Une vilaine action ? Qu’a-t-elle fait ? Que lui est-il arrivé ? »

L’homme, de plus en plus embarrassé murmura : « Il vaut mieux que vous ne le demandiez pas.

— Si, je veux le savoir.

— Elle avait volé.

— Comment, Châli ? Qui a-t-elle volé ?

— Vous, seigneur.

— Moi ? Comment cela ?

— Elle vous a pris, le jour de votre départ, le coffret que le prince vous avait donné. On l’a trouvé entre ses mains !

— Quel coffret ?

— Le coffret de coquillages.

— Mais je le lui avais donné. »

L’Indien leva sur moi des yeux stupéfaits et répondit : « Oui, elle a juré, en effet, par tous les serments sacrés, que vous le lui aviez donné. Mais on n’a pas cru que vous auriez pu offrir à une esclave un cadeau du roi, et le Rajah l’a fait punir.

— Comment, punir ? Qu’est-ce qu’on lui a fait ?

— On l’a attachée dans un sac, seigneur, et on l’a jetée au lac, de cette fenêtre, de la fenêtre de la chambre où nous sommes, où elle avait commis le vol. »

Je me sentis traversé par la plus atroce sensation de douleur que j’aie jamais éprouvée, et je fis signe à Haribadada de se retirer pour qu’il ne me vît pas pleurer.

Et je passai la nuit sur la galerie qui dominait le lac, sur la galerie, où j’avais tenu tant de fois la pauvre enfant sur mes genoux.

Et je pensais que le squelette de son joli petit corps décomposé était là, sous moi, dans un sac de toile noué par une corde, au fond de cette eau noire que nous regardions ensemble autrefois.

Je repartis le lendemain malgré les prières et le chagrin véhément du Rajah.

Et je crois maintenant que je n’ai jamais aimé d’autre femme que Châli.

15 avril 1884

FIN