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— Vous aimez les vieilles pièces, hein ? Nous en avons trouvé plein un pot, sous un mur. Vous attendez, ici, je vais vous montrer, oui ?

Il partit en courant. Sa sœur referma sa blouse, l’air sombre. Capistrano et moi avons commencé à nous éloigner. La fille nous suivit en nous disant de rester mais, au bout de vingt mètres, elle laissa tomber. Nous fûmes de retour au bâtiment du Service Temporel une heure plus tard, par le bac.

Après le petit déjeuner, nous nous sommes habillés : de longues tuniques de soie, des sandales romaines, des manteaux élégants. Capistrano me tendit solennellement mon chrono. Son usage m’était maintenant bien familier. Je le glissai contre ma peau et sentis déferler en moi une vague d’énergie, sachant que j’étais désormais libre de me transporter dans n’importe quelle époque, et ne devais rien à personne tant que je gardais à l’esprit qu’il fallait préserver le caractère sacré du temps actuel. Capistrano me fit un clin d’œil.

— On remonte la ligne, dit-il.

— On remonte la ligne, répondis-je.

Nous descendîmes à la rencontre de nos huit touristes.

20.

Le point de départ pour le voyage à Byzance est presque toujours le même : la place qui se trouve devant Sainte-Sophie. Tous les dix, nous sentant un peu empotés dans nos robes, nous y fûmes amenés en bus, pour y arriver vers dix heures du matin. D’autres touristes plus conventionnels, qui étaient surtout là pour voir Istanbul, allaient en groupes ici et là entre la grande cathédrale et la proche mosquée du sultan Ahmet. Capistrano et moi nous sommes assurés que chacun avait son chrono en place et que les règles du voyage temporel avaient été bien enfoncées dans les crânes.

Notre groupe comprenait deux hommes de Londres, plutôt jeunes, deux virginales enseignantes allemandes, et deux couples américains mariés et plus âgés. Chacun avait reçu un cours hypnotique de grec byzantin, et pourrait le parler aussi couramment que sa langue natale durant les soixante prochains jours, mais Capistrano et moi dûmes rappeler aux Américains et à l’une des filles allemandes qu’il fallait employer cette langue.

Nous avons sauté.

J’ai ressenti la désorientation momentanée qui survient toujours quand on remonte la ligne. Mais je me suis vite repris, pour m’apercevoir que j’avais quitté Istanbul et que j’avais atteint Constantinople.

Et Constantinople ne m’a pas laissé tomber.

La saleté avait disparu. Les minarets avaient disparu. Les mosquées, les Turcs avaient disparu.

L’air était bleu, doux et pur. Nous sommes restés sur la place principale, l’Augusteum, juste devant Sainte-Sophie. À ma droite, là où auraient dû se tenir des bâtiments froids et gris, j’aperçus des prés. Devant moi, où aurait dû se trouver la vision bleutée de la mosquée du sultan Ahmet, je vis une bizarre agglutination de palais de marbre peu élevés. Sur le côté s’élevait le flanc de l’hippodrome. Des silhouettes en robes colorées, paraissant échappées aux mosaïques byzantines, se promenaient sur la grande place.

Je fis demi-tour afin de voir pour la première fois Sainte-Sophie sans ses minarets.

Sainte-Sophie n’était pas là.

Sur le site familier, je ne vis que les restes noircis et délabrés d’une basilique rectangulaire qui m’était inconnue. L’équilibre des murs de pierre semblait très précaire ; il n’y avait plus de toit. Trois soldats somnolaient dans l’ombre de sa façade. J’étais perdu.

— Nous avons remonté la ligne de seize siècles, dit Capistrano d’une voix monocorde. Nous sommes en l’an 408 et nous allons pouvoir assister à la procession baptismale du fils de l’empereur Arcadius, qui régnera un jour sous le nom de Théodose II. Derrière nous, à l’emplacement de la célèbre cathédrale Sainte-Sophie, nous pouvons voir les ruines de la basilique originale, construite durant le règne de l’empereur Constance, fils de Constantin le Grand, et ouverte à la prière le 15 décembre 360. Cet édifice a été brûlé le 20 juin 404, durant une rébellion et, comme vous pouvez le constater, la reconstruction n’a pas encore commencé. L’église sera reconstruite dans une trentaine d’années par l’empereur Théodose II, et vous pourrez la voir lors de notre prochaine étape. Venez par là.

Je le suivis comme dans un rêve, autant touriste que nos huit clients. Capistrano fit tout le travail. Il nous parla d’une manière peu convaincue mais compréhensible des bâtiments de marbre qui se trouvaient devant nous et qui constituaient l’ébauche du Grand Palais. Je ne réussis pas à concilier ce que je voyais avec les plans que j’avais mémorisés à Harvard ; mais, bien sûr, la Constantinople que j’avais étudiée était la ville post justinienne, plus récente et plus grande, et je ne voyais maintenant que le germe de cette cité. Nous avons tourné, quittant les palais pour pénétrer dans un quartier résidentiel, où les maisons des riches, aux façades blanches entourées d’une cour, côtoyaient en désordre les cabanes aux toits de jonc des pauvres. Nous avons ensuite débouché dans la rue Mésè, la grande rue des processions, bordée de boutiques aux devantures en arcades et décorée ce jour-là, en l’honneur du baptême du prince, de tapisseries de soie ornées de fils d’or.

Tous les citoyens de Byzance étaient là, coude contre coude, remplissant la rue en attendant la grande parade. Les marchands avaient du travail ; nous sentions le jambon grillé et le mouton rôti, et nous pouvions voir des étals couverts de fromages, de noix, de fruits étranges. Une des Allemandes déclara qu’elle avait faim ; Capistrano se mit à rire et acheta des brochettes d’agneau pour tout le monde, qu’il paya avec de brillantes pièces de cuivre valant une fortune pour un numismate. Un borgne nous vendit du vin, nous laissant boire à la louche dans une grande amphore fraîche. Dès qu’il devint évident aux autres colporteurs des environs que nous étions des clients potentiels, ils s’empressèrent autour de nous par douzaines, nous offrant des souvenirs, des sucreries, des œufs durs paraissant plutôt vieux, des bols de noix salées, des plateaux contenant divers organes d’animaux, entre autres des yeux et des couilles. C’était la vérité, le véritable passé archaïque ; ce déploiement de marchandises bizarres et le relent de sueur et d’ail provenant de la foule des vendeurs nous prouvaient que nous étions bien loin de 2059.

— Étrangers ? demanda un barbu qui vendait de petites lampes à huile en argile. D’où êtes-vous ? De Chypre ? D’Égypte ?

— D’Espagne, répondit Capistrano.

L’homme aux lampes nous regarda d’un air sidéré, comme si nous avions déclaré que nous venions de Mars.

— D’Espagne, répéta-t-il. D’Espagne ! Magnifique ! Faire un si long voyage pour voir notre ville…

Il détailla notre groupe, faisant un rapide inventaire et s’arrêtant sur la blonde Clotilde à la poitrine imposante, la plus voluptueuse de nos deux enseignantes allemandes.

— Votre esclave est Saxonne ? me demanda-t-il, tâtant la marchandise à travers la robe lâche de Clotilde. Ah, très bien ! Vous êtes un homme de goût !

Clotilde s’exclama et repoussa la main de sa cuisse. Capistrano saisit froidement l’homme et le poussa contre le mur d’une boutique avec une telle rudesse qu’une douzaine de ses lampes à huile tombèrent sur le pavé et se brisèrent. Le vendeur fit un clin d’œil, mais Capistrano lui murmura une menace et lui lança un regard terrible.

— Je ne voulais pas faire de mal, protesta le vendeur. Je croyais que c’était une esclave !

Il balbutia une brève excuse et s’en alla en boitillant. Clotilde tremblait – il était difficile de dire si elle était offensée ou excitée. Lise, sa compagne, semblait un peu jalouse. Aucun marchand ambulant de Byzance n’avait jamais caressé sa peau nue !