Capistrano cracha.
— Cela aurait pu nous attirer des ennuis. Nous devons rester toujours sur nos gardes ; un pinçon innocent peut rapidement se transformer en complications et en catastrophe.
Les colporteurs s’écartèrent. Nous pûmes nous placer presque sur le devant de la foule, face à la rue. J’eus l’impression que beaucoup de visages parmi l’assistance n’étaient pas byzantins, et je me suis demandé si c’étaient les visages des voyageurs temporels. Le moment arrive, pensai-je, où nous autres du bout de la ligne allons encombrer le passé jusqu’à l’étouffer complètement. Nous allons bonder nos anciens jours et repousser nos propres ancêtres.
— Les voilà ! crièrent un millier de voix.
Des trompettes sonnèrent sur plusieurs notes différentes. Dans le lointain apparut une procession de nobles, bien rasés, les cheveux courts, à la mode romaine, car c’était autant une ville romaine qu’une ville grecque. Tous étaient vêtus de soie blanche – importée à grands frais de Chine par caravanes, murmura Capistrano ; les Byzantins n’avaient pas encore dérobé le secret de la fabrication de la soie – et le soleil de fin d’après-midi, frappant les splendides robes sous un angle assez ouvert, donnait à la procession un tel éclat que même Capistrano, qui l’avait déjà vue auparavant, sembla ému. Lentement, très lentement, les hauts dignitaires s’avançaient.
— On dirait des flocons de neige, murmura un homme derrière moi. Des flocons de neige qui dansent !
Il fallut presque une heure à ces hauts personnages pour passer. Le crépuscule arriva. Après les prêtres et les ducs de Byzance s’avancèrent les troupes impériales, portant des chandelles allumées dont les flammes frémissaient comme une infinité d’étoiles dans la pénombre qui s’obscurcissait. Puis vinrent d’autres prêtres, tenant des médaillons et des icônes ; puis un prince de sang royal, portant l’enfant dodu et babillard qui deviendrait le puissant empereur Théodose II ; puis vint l’empereur régnant lui-même, Arcadius, revêtu de la pourpre impériale. L’empereur de Byzance ! Je me suis répété cela un millier de fois. Moi, Judson Daniel Elliott III, j’étais la tête nue sous le ciel de Byzance, ici, en l’an 408, tandis que l’empereur de Byzance passait devant moi en grande tenue ! Bien que ce monarque ne fût que le frivole Arcadius, l’insignifiante liaison entre les deux Théodose, j’étais tremblant. Je vacillais. Le pavé se mit à onduler sous mes pieds. « Vous êtes malade ? », me souffla Clotilde d’une voix inquiète. Je pris une profonde inspiration et priai l’univers de se tenir tranquille. J’étais sidéré ; et rien que par Arcadius. Que se serait-il passé s’il s’était agi de Justinien ? De Constantin ? d’Alexis ?
Vous savez ce que c’est. J’ai finalement vu tous ces grands hommes. Mais à ce moment, j’avais déjà observé trop de choses en haut de la ligne, et si je fus impressionné, ce ne fut pas au point d’être saisi de stupeur. De Justinien, mon souvenir le plus clair est qu’il reniflait ; mais quand je pense à Arcadius, j’entends des trompettes et je vois frémir des étoiles dans la nuit.
21.
Cette nuit-là, nous sommes restés dans une auberge qui dominait la Corne d’Or ; de l’autre côté de l’eau, où se dresseraient un jour les Hilton et les bureaux, il n’y avait qu’une impénétrable obscurité. L’auberge était un solide bâtiment de bois, avec une salle à manger au rez-de-chaussée et de grandes chambres sans raffinement, genre dortoir, au niveau supérieur. Je m’étais plus ou moins attendu à devoir dormir sur un tas de paille, mais non, il y avait des lits reconnaissables, et des matelas bourrés de chiffons. Le sanitaire se trouvait à l’extérieur, derrière le bâtiment. Il n’y avait pas de bains ; nous étions censés utiliser les bains publics si nous voulions nous laver. Tous les dix, nous partagions une seule chambre, mais, heureusement, cela ne dérangeait aucun d’entre nous. Quand elle se fut déshabillée, Clotilde passa parmi nous d’un air indigné en nous montrant le bleu qu’avait laissé la main du marchand sur sa tendre cuisse blanche ; Lise, son amie au visage osseux, parut à nouveau déçue de n’avoir rien à exhiber.
Nous avons peu dormi, cette nuit-là. Il y avait surtout trop de bruit, car la célébration du baptême impérial se poursuivit dans toute la ville et dura presque jusqu’à l’aube. Mais, de toute façon, qui aurait pu dormir en sachant que le monde du Ve siècle se trouvait juste derrière la porte ?
Une nuit plus tôt, et seize siècles en descendant la ligne, Capistrano m’avait vu dans un état de grande agitation. Et il m’y voyait à nouveau. Je suis allé jusqu’à la petite fente d’une fenêtre et j’ai regardé les feux de joie, ici et là dans la ville. Quand il m’eut remarqué, il s’approcha de moi et dit :
— Je comprends. C’est dur de dormir, au début.
— Oui.
— Tu veux que je demande une femme pour toi ?
— Non.
— Alors, si nous allions marcher un peu ?
— On peut les laisser seuls ? demandai-je en montrant nos huit touristes.
— Nous n’irons pas loin. Nous resterons juste dehors, prêts à revenir en cas de problèmes.
L’air était doux et lourd. Des bribes de chansons cochonnes flottaient vers nous depuis le quartier des tavernes. Nous sommes partis dans cette direction ; les tavernes étaient encore ouvertes et pleines de soldats ivres. Des prostituées à la peau brune offraient leurs charmes. Une fille, à peine âgée de seize ans, avait entre les seins une pièce retenue par une cordelette. Capistrano me donna un petit coup de coude pour me la montrer, et nous nous sommes mis à rire.
— C’est la même pièce, peut-être, a-t-il déclaré.
— Mais les seins sont différents, dis-je en haussant les épaules.
— Ce sont peut-être aussi les mêmes seins, répondit-il, pensant à la fille, pas encore née, qu’on nous avait proposée une nuit plus tôt.
Capistrano acheta deux gourdes d’un vin grec fort huileux, et nous sommes ensuite retournés à l’auberge pour rester tranquillement assis au rez-de-chaussée en buvant jusqu’à la fin de la nuit.
Ce fut surtout lui qui parla. Comme beaucoup de Guides Temporels, sa vie avait été complexe, irrégulière, pleine de détours, et il laissa couler son autobiographie entre les gorgées de vin. De nobles ancêtres espagnols, dit-il (ce ne fut qu’après plusieurs mois qu’il me parla de l’arrière-grand-mère turque, une fois qu’il était beaucoup plus ivre) ; mariage précoce avec une vierge de grande famille ; éducation dans les meilleures universités d’Europe. Puis le déclin inexplicable : il avait perdu son ambition, sa fortune, perdu sa femme.
— Ma vie, déclara Capistrano, s’est brisée en deux quand j’avais vingt-sept ans. J’ai demandé une réintégration totale de personnalité. Mais, comme tu peux le constater, cet effort n’a pas été vraiment un succès.
Il parla d’une succession de mariages temporaires, d’incursions dans la criminalité, d’expériences avec des drogues hallucinogènes qui faisaient paraître l’herbe et les flotteurs bien innocents. Quand il s’enrôla comme Guide Temporel, c’était cela ou le suicide.
— J’ai pris un terminal d’ordinateur et j’ai demandé une réponse aléatoire, me dit-il. Si c’était oui, je devenais Guide. Si c’était non, j’avalais le poison. La réponse fut positive. Et me voilà !
Il termina son vin.
Cette nuit-là, Capistrano m’apparut comme un merveilleux mélange du tragique romantique et désespéré et du charlatan qui dramatise sa vie. Bien sûr, j’étais ivre moi-même, et très jeune. Mais je lui dis combien j’admirais sa quête d’une identité, et je souhaitai secrètement pouvoir apprendre le truc qui me ferait paraître accablé avec un regard aussi suppliant, misérable d’une manière aussi bouleversante.