Je ne suis pas resté plus de dix minutes en 1569. La sauvage réaction de Sam à mon salut m’avait tellement désorienté que je fus incapable de me détendre et d’admirer la ville. Je devais obtenir une explication. Je redescendis rapidement la ligne jusqu’en 2059, me matérialisant dans une rue du Bazar Couvert et manquant de me faire renverser par un taxi. Quelques Turcs modernes sourirent en montrant mes vêtements médiévaux. Ces singes peu délicats n’avaient pas encore appris à reconnaître un voyageur temporel venant juste de rentrer, je suppose.
Je me rendis tout de suite à la plus proche cabine publique, posai mon pouce sur la plaque et demandai le numéro de Sam.
— Nous n’avons pas pu le joindre à son numéro personnel, me dit le terminal d’information. Devons-nous le rechercher ?
— Oui, s’il vous plaît, répondis-je automatiquement.
Un instant plus tard, je me frappai la tête en comprenant ma bêtise. Bien sûr qu’il n’est pas chez lui, imbécile ! Il est sur la ligne temporelle, en 1559 !
Mais le système de communication avait déjà commencé à le chercher. Au lieu de faire le geste sensé de raccrocher, je restai là comme un idiot, attendant l’inévitable réponse précisant que l’ordinateur central des communications ne parvenait pas à le trouver.
Près de trois minutes passèrent. Puis la voix morne déclara :
— Nous avons retrouvé votre correspondant à Nairobi et il est prêt à recevoir votre appel. Veuillez confirmer votre demande.
— Passez-le-moi, dis-je, et le visage d’ébène de Sam éclata sur l’écran.
— Tu as des ennuis, fiston ? demanda-t-il.
— Qu’est-ce que tu fais à Nairobi ? criai-je.
— Je passe quelques jours de vacances parmi les gens de mon peuple. Je ne devrais pas être là ?
— Écoute, dis-je, je suis en congé entre deux voyages temporels, et je reviens à l’instant de l’Istanbul de 1559, et je t’y ai rencontré.
— Et alors ?
— Comment peux-tu être là-haut si tu es à Nairobi ?
— De la même manière qu’il peut y avoir vingt-deux exemplaires de ton instructeur arabe pour regarder les Romains clouer Jésus, répondit Sam. Merde, mon vieux, quand apprendras-tu à penser en quatre dimensions ?
— Alors, c’est un autre toi-même qui est sur la ligne en 1559 ?
— Il vaudrait mieux, mon gars ! Il est là-haut et je suis ici ! Sam se mit à rire. Un petit truc comme ça ne devrait pas te déranger, vieux. Tu es un Guide, maintenant, tu sais.
— Attends. Attends ! Voilà ce qui s’est passé. Je marchais dans le Bazar Couvert, tu vois, et tu étais là, habillé en Maure, alors j’ai crié ho ! et je suis venu vers toi pour te dire bonjour. Et tu ne me connaissais pas, Sam ! Tu t’es mis à agiter ton cimeterre en me traitant de tous les noms et tu m’as dit en anglais de m’en aller, et ensuite…
— Ho, hé, vieux, tu sais que c’est contraire à la règle de parler à d’autres voyageurs temporels quand on se trouve sur la ligne. À moins de venir du même temps actuel que l’autre, tu dois l’ignorer même si tu le reconnais malgré son déguisement. La fraternisation est interdite parce que…
— Ouais, d’accord, mais c’était moi, Sam. Je ne pensais pas que tu t’occuperais des règles avec moi. Tu ne me connaissais même pas, Sam !
— Évidemment. Mais pourquoi es-tu si troublé, fiston ?
— C’était comme si tu avais une amnésie. Ça m’a fait peur.
— Mais je ne pouvais pas te reconnaître.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
Sam se mit à rire.
— Le paradoxe de la Discontinuité ! Ils ne t’ont jamais parlé de celui-là ?
— Ils ont dit quelque chose à ce sujet, mais je n’ai jamais fait très attention à tous ces machins, Sam.
— Eh bien, fais attention, maintenant. Tu sais en quelle année j’ai fait ce voyage à Istanbul ?
— Non.
— C’était en 2056, ou 2055, dans ces eaux-là. Et je ne t’ai connu que trois ou quatre ans plus tard – c’était au printemps dernier. Alors, le Sam que tu as trouvé en 1559 ne t’avait encore jamais vu. C’est la discontinuité, tu vois ? Tu partais de la base de temps actuel 2059, et moi de la base 2055, peut-être, et pour moi, tu n’étais qu’un étranger ; mais toi, tu me connaissais. C’est une des raisons pour lesquelles les Guides ne doivent pas parler aux amis qu’ils rencontrent par accident sur la ligne.
Je commençais à comprendre.
— Je commence à comprendre, lui dis-je.
— Pour moi, continua Sam, tu n’étais qu’un jeune imbécile qui voulait me créer des ennuis, peut-être même un cafard de la Patrouille Temporelle. Je ne te connaissais pas et je ne voulais pas avoir affaire avec toi. Maintenant que j’y pense, je me souviens vaguement d’un truc comme ça qui m’est arrivé pendant que j’étais là-haut. Quelqu’un du bout de la ligne temporelle qui m’ennuyait dans le Bazar. C’est drôle, je n’avais jamais pensé à t’associer à cela !
— Je portais une fausse barbe.
— C’est sûrement ça. Eh bien, écoute, tu es parfaitement remis, maintenant ?
— Le paradoxe de la Discontinuité, Sam. C’est compris.
— Tu penseras à ne pas accoster tes vieux amis quand tu seras sur la ligne ?
— Tu parles ! Bon sang, Sam, tu m’as vraiment fait peur avec ce cimeterre !
— À part ça, comment ça se passe ?
— Formidable, Sam ! C’est vraiment formidable !
— Fais bien attention aux paradoxes, gamin, dit Sam, et il me souffla un baiser.
Beaucoup plus détendu, je sortis de la cabine et remontai la ligne jusqu’en 1550 pour regarder la construction de la mosquée de Soliman le Magnifique.
24.
Themistoklis Metaxas fut le Guide principal de mon deuxième voyage à Byzance. Depuis l’instant où je l’avais rencontré, je sentais que cet homme allait jouer un rôle majeur dans ma destinée, et j’avais raison.
Metaxas était très petit, il mesurait peut-être un mètre cinquante. Son crâne était triangulaire, plat sur le dessus et pointu au menton. Ses cheveux épais et bouclés commençaient à grisonner. Je pense qu’il devait avoir une cinquantaine d’années. Il avait de petits yeux noirs et luisants, de gros sourcils et un grand nez pointu. Il tirait toujours ses lèvres à l’intérieur et semblait ne pas en avoir. Il n’avait pas le moindre surplus de graisse, et c’était un homme extraordinairement fort. Enfin, sa voix était basse et imposante.
Metaxas était doué de charisme. Ou devrais-je dire de cynisme ?
Un peu des deux, je pense. Pour lui, l’univers entier gravitait autour de Themistoklis Metaxas ; les soleils n’existaient que pour éclairer Themistoklis Metaxas ; l’Effet Benchley n’avait été inventé que pour permettre à Themistoklis Metaxas de traverser les années. S’il venait à mourir un jour, l’univers s’écroulerait.
Il avait été l’un des tout premiers Guides engagés, plus de quinze ans auparavant. S’il l’avait vraiment voulu, il aurait pu être maintenant le chef de tout le service des Guides Temporels, avec une bande de secrétaires lascives, sans avoir besoin d’aller combattre les moustiques dans la vieille Byzance. Mais Metaxas avait choisi de continuer à travailler comme Guide et ne s’occupait que des voyages à Byzance. Il se considérait pratiquement comme un citoyen byzantin, et il y passait même ses congés, dans une villa qu’il avait achetée dans la banlieue au début du XIIe siècle.
Il pratiquait également diverses illégalités plus ou moins grandes ; elles seraient interrompues s’il quittait son travail, c’est pourquoi il le gardait. La Patrouille Temporelle le craignait énormément et le laissait faire ce qu’il voulait. Bien entendu, Metaxas était assez sensé pour ne pas altérer le passé d’une façon qui aurait pu causer des changements sérieux dans le temps actuel, mais à part cela, ses pillages sur la ligne étaient parfaitement impunis.