Les yeux de Metaxas étaient brillants. Je sus sans qu’on me l’eût dit qu’il avait dû partager la couche de Théodora.
Plus tard, ce jour-là, il me murmura :
— Je peux arranger ça pour toi. Les risques sont minces. As-tu jamais rêvé de pouvoir dormir avec l’impératrice de Byzance ?
— Les risques…
— Quels risques ? Tu as ton chrono ! Tu peux te libérer ! Écoute-moi, mon gars, c’est une acrobate ! Elle arrive à placer ses talons sur tes oreilles. Elle te consume littéralement. Je peux arranger ça pour toi. L’impératrice de Byzance ! La femme de Justinien !
— Pas pour ce voyage, dis-je d’une voix rapide. Une autre fois. Je suis encore trop jeune dans ce boulot.
— Tu as peur d’elle ?
— Je ne suis pas prêt à baiser une impératrice en ce moment, répondis-je solennellement.
— Tous les autres le font !
— Les Guides ?
— La plupart.
— À mon prochain voyage, lui promis-je.
Cette idée m’épouvantait. Je devais réussir à m’en sortir. Metaxas ne m’avait pas compris ; je n’étais pas timide, et je n’avais pas peur d’être pris par Justinien, ou quoi que ce soit de ce genre ; mais je ne pouvais pas couper l’histoire de cette façon. Remonter la ligne était encore pour moi une sorte de rêve ; baiser cette formidable célébrité qu’était Théodora aurait rendu ce rêve beaucoup trop réel. Metaxas se moqua de moi et, durant un instant, je pense qu’il me méprisa un peu. Mais il déclara ensuite :
— Parfait. Ne me laisse pas diriger tes affaires. Mais quand tu seras prêt pour elle, ne laisse pas passer l’occasion. Je te la recommande personnellement.
26.
Nous sommes restés quelques jours pour assister aux premières phases des émeutes. Les Jeux de la Nouvelle Année allaient commencer, et les Bleus et les Verts devenaient de plus en plus turbulents. Leur indiscipline tendait vers l’anarchie ; personne n’était en sécurité dans les rues après la tombée de la nuit. Tourmenté, Justinien avait ordonné aux deux factions de cesser leurs pillages, et plusieurs meneurs avaient été arrêtés. Sept d’entre eux furent condamnés à mort : quatre à la décapitation parce qu’ils avaient été pris portant des armes, trois à la pendaison parce qu’ils avaient conspiré.
Metaxas nous emmena voir le spectacle. Un des Bleus survécut à sa première pendaison, car la corde cassa sous son poids. Les gardes impériaux le remontèrent, et de nouveau le gibet le laissa tomber, bien que la corde laissât des marques rouges sur sa gorge. Ils le mirent de côté pour un moment et pendirent un Vert, mais durent s’y reprendre encore à deux fois ; ils s’apprêtaient à faire subir à la victime déjà bien malmenée une troisième pendaison lorsque quelques moines indignés sortirent en fureur de leur monastère, saisirent les condamnés au milieu de la cohue et les emmenèrent dans une barque jusque sur l’autre rive de la Corne d’Or, pour trouver asile dans quelque église. Metaxas, qui avait déjà vu l’événement auparavant, ricanait comme un fou de toute cette bousculade. J’eus l’impression de voir son visage en un millier d’endroits différents parmi la foule qui s’était réunie pour les exécutions.
Puis la saison des courses commença dans l’hippodrome, et nous y sommes allés en tant qu’invités de la bande de Bleus que Metaxas connaissait. Nous avions de la compagnie ; cent mille Byzantins se trouvaient sur les gradins. Les rangées de sièges de marbre étaient très surpeuplées, mais on nous avait gardé nos places.
Je me suis cherché parmi les gradins, sachant que j’étais assis à une autre place dans cet hippodrome, avec Capistrano et le tour précédent ; mais je fus incapable de me reconnaître dans la foule. Je vis cependant beaucoup de Metaxas.
Quand nous fûmes assis, la blonde de Princeton poussa une petite exclamation.
— Regardez ! dit-elle. Les mêmes qu’à Istanbul !
En bas, au centre de l’arène, s’alignaient plusieurs monuments familiers qui marquaient la séparation entre les pistes intérieures et extérieures. La colonne serpentine de Delphes, apportée par Constantin, était là, ainsi que le grand obélisque de Thoutmès III, dérobé en Égypte par le premier Théodose. La blonde se souvenait de ceux d’Istanbul, au bout de la ligne temporelle, où ils se trouvaient toujours, bien que l’hippodrome lui-même eût été détruit.
— Mais où est le troisième ? demanda-t-elle.
— L’autre obélisque n’a pas encore été érigé, dit Metaxas à voix basse. Mieux vaut ne pas en parler.
C’était le troisième jour des courses – le jour fatal. Une affreuse ambiance pesait sur cette arène où des empereurs avaient été nommés et destitués. Je savais que la veille et l’avant-veille, il y avait eu des clameurs hostiles quand Justinien était apparu dans la loge impériale ; la foule lui avait crié de libérer les meneurs des deux factions, mais il avait ignoré les hurlements et avait donné le départ des courses. Aujourd’hui, le 13 janvier, Constantinople allait entrer en éruption. Les touristes temporels adorent les catastrophes ; celle-là serait très bien. Je le savais. Je l’avais déjà vue.
En bas, les officiels achevaient les rites préliminaires. Les gardes impériaux, l’étendard au vent, défilaient avec fierté. Les dirigeants des Bleus et des Verts qui n’étaient pas en prison échangeaient des salutations polies et glacées. Puis la foule s’agita, et Justinien entra dans sa loge : un homme moyennement grand, plutôt gras, avec un visage rond et coloré. L’impératrice Théodora le suivait. Elle portait des vêtements de soie collants et diaphanes, et elle avait rougi ses mamelons ; les pointes brûlaient comme des feux à travers le tissu.
Justinien monta les marches de sa loge. Les cris commencèrent : « Libérez-les ! Laissez-les sortir ! » Sereinement, il releva un pli de sa robe pourpre et bénit trois fois l’auditoire en faisant le signe de la croix, une fois la partie centrale des gradins, puis sa droite, enfin sa gauche. Les clameurs augmentèrent. Il lança une écharpe blanche sur le sol. Que les jeux commencent ! Théodora s’étira en bâillant et retroussa sa robe pour examiner la forme de ses cuisses. Les portes des écuries s’ouvrirent à toute volée. Les quatre premiers chars en sortirent.
C’étaient des quadriges, des chars tirés par quatre chevaux ; l’assistance oublia la politique lorsqu’ils foncèrent, roue contre roue. Metaxas déclara en plaisantant :
« Théodora a couché avec chacun des conducteurs. Je me demande lequel est son favori. » L’impératrice paraissait s’ennuyer profondément. J’avais été surpris de la trouver ici, la dernière fois : j’avais pensé que les impératrices n’étaient pas admises dans l’hippodrome. Et de fait, elles ne l’étaient pas, mais Théodora établissait ses propres règlements.
Les conducteurs foncèrent le long de la spina, jusqu’aux monuments alignés, tournèrent autour et revinrent vers le point de départ. Une course faisait sept tours ; sept œufs d’autruche étaient posés sur une table et, à chaque fois qu’un tour était terminé, on retirait un œuf. Nous avons assisté à deux courses. Puis Metaxas déclara : « Sautons d’une heure dans l’avenir pour voir l’apothéose de tout ça. » Seul Metaxas pouvait proposer quelque chose de pareil : nous avons réglé nos chronos et avons sauté tous ensemble, sens tenir aucun compte des règles concernant les sauts en public. Quand nous avons réapparu dans l’hippodrome, la sixième course allait débuter.