La fameuse chaîne de fermeture byzantine était tendue en travers de la Corne d’Or et fixée sur chaque rive : elle était formée de gros pieux arrondis reliés par des crochets d’acier, bien étudiée pour protéger la porte contre les envahisseurs. Une fois, elle n’avait pas rempli son rôle, en 1204 ; maintenant, elle avait été renforcée.
Nous avons redescendu la ligne jusqu’au 9 avril pour regarder les Turcs s’avancer un peu plus près des murailles. Nous nous sommes ensuite rendus au 12 avril et avons vu le grand canon turc, le canon royal, entrer en action. Un chrétien renégat nommé Urbain de Hongrie l’avait construit pour les Turcs ; cent paires de bœufs l’avaient tiré jusqu’ici ; la bouche du canon, ayant un mètre de diamètre, lançait des projectiles de granit pesant 1500 livres. Nous avons vu un jaillissement de flammes, une bouffée de fumée, puis une monstrueuse boule de pierre s’est élevée tranquillement, lentement, avant de venir s’écraser avec une force extraordinaire contre le mur d’enceinte, soulevant un nuage de poussière. Le bruit fit vibrer la ville entière ; la détonation résonna longuement dans nos oreilles.
— Ils ne peuvent mettre à feu le canon royal que sept fois par jour, dis-je. Il faut un long moment pour le charger. Et maintenant, regardez bien.
Nous avons sauté d’une semaine dans le futur. Les envahisseurs étaient groupés autour du canon géant, prêts à le décharger. Ils tirèrent et le canon explosa avec un effrayant jaillissement de flammes, projetant de gros morceaux de métal dans les rangs des Turcs. Le sol fut jonché de cadavres. Depuis les remparts, les Byzantins crièrent de joie.
— Parmi les morts se trouve Urbain de Hongrie, dis-je à mes clients. Mais les Turcs ne vont pas tarder à construire un nouveau canon.
Ce soir-là, les Turcs se lancèrent à l’assaut des murailles. Tout en chantant America the Beautiful et des arias d’Othello, nous avons regardé les braves Génois de Giovanni Giustiniani repousser les attaquants. Les flèches sifflaient dans l’air ; quelques Byzantins tiraient avec des fusils lourds et peu maniables.
J’ai présenté le siège final avec une telle virtuosité que j’en ai pleuré. J’offris à mes clients des batailles navales, des combats au corps à corps sur les remparts, des prières dans Sainte-Sophie. Je leur montrai les Turcs astucieux haler leurs vaisseaux par-dessus la terre sur les rouleaux de bois, depuis le Bosphore jusqu’à la Corne d’Or, pour contourner la célèbre chaîne de fermeture, et je leur montrai la terreur des Byzantins lorsque l’aube du 23 avril révéla soixante-douze vaisseaux de guerre turcs ancrés dans le port. Et je leur ai montré comment les Génois avaient superbement détruit ces navires.
Nous avons continué à suivre les jours du siège, regardant les remparts diminuer mais tenir bon, voyant grandir la fermeté des défenseurs et faiblir la détermination des assaillants. Dans la nuit du 28 mai, nous nous sommes rendus à Sainte-Sophie pour assister au dernier service chrétien qui y fût jamais célébré. Toute la ville semblait être dans la cathédrale : l’empereur Constantin XI et sa cour, des mendiants et des voleurs, des marchands, des souteneurs, des catholiques romains de Gênes et de Venise, des soldats et des marins, des ducs et des prélats, ainsi que de nombreux visiteurs du futur déguisés, plus nombreux peut-être que tous les autres réunis. Nous avons entendu tinter les cloches, nous avons écouté le Kyrie mélancolique, et nous nous sommes agenouillés, et nombreux furent ceux, même parmi les voyageurs temporels, qui pleurèrent sur Byzance, et lorsque le service fut terminé, les lumières furent éteintes, voilant les fresques et les brillantes mosaïques.
Puis ce fut le 29 mai, et nous avons assisté au dernier jour d’un monde.
À deux heures du matin, les Turcs se précipitèrent par la porte de Saint-Romain. Giustiniani était blessé ; les combats étaient terribles, et j’ai dû faire reculer mes clients ; les « Allah ! Allah ! » rythmés s’élevèrent jusqu’à remplir l’univers de bruit et de fureur. Les défenseurs furent pris de panique et s’enfuirent, et les Turcs envahirent la ville.
— Tout est fini, dis-je. L’empereur Constantin a été tué dans la bataille. Des milliers de gens fuient la ville ; des milliers vont chercher refuge derrière les portes barricadées de Sainte-Sophie. Écoutez, maintenant : c’est le pillage, le massacre !
Nous avons fait de nombreux sauts, disparaissant et réapparaissant afin de ne pas être renversés par les cavaliers qui galopaient joyeusement dans les rues. Sans doute avons-nous effrayé un bon nombre de Turcs mais, dans toute cette agitation, la disparition miraculeuse de quelques pèlerins n’avait pas grande importance. Pour terminer en beauté, j’ai emmené mes clients jusqu’au 30 mai, et nous avons regardé le sultan Mehmet faire une chevauchée triomphale dans Byzance, flanqué de ses vizirs, de ses pachas et de ses janissaires.
— Il s’arrête devant Sainte-Sophie, murmurai-je. Il prend de la terre dans ses mains et en laisse tomber sur son turban ; par ce geste, il fait acte de contrition devant Allah, qui lui a donné une si glorieuse victoire. Maintenant, il entre. Il serait dangereux pour nous de le suivre. À l’intérieur, il trouve un Turc en train de casser le sol en mosaïque, qu’il considère comme impie ; le sultan va frapper l’homme et lui interdire d’abîmer la cathédrale, puis il se dirigera vers l’autel, grimpera dessus et fera sa révérence. Sainte-Sophie devient Ayasofya, la mosquée. Byzance a cessé d’exister. Venez. Nous allons rentrer, maintenant.
Étourdis par ce qu’ils avaient vu, mes six touristes me laissèrent régler leurs chronos. J’émis la note clef, et nous retournâmes en 2059.
Plus tard, dans le bureau du Service Temporel, l’agent immobilier de l'Ohio s’approcha de moi. Il tendit son pouce d’une façon vulgaire, comme le font les gens vulgaires lorsqu’ils veulent offrir un pourboire.
— Mon garçon, dit-il. Je veux simplement vous faire savoir que vous avez accompli un sacré boulot ! Venez avec moi et laissez-moi poser ce pouce sur la plaque d’un terminal pour vous montrer que j’ai beaucoup apprécié, O.K. ?
— Je suis désolé, répondis-je. Nous n’avons pas le droit d’accepter de pourboires.
— Ne vous occupez pas de ça, mon garçon. Disons que vous ne faites pas attention et laissez-moi placer un peu de monnaie sur votre compte, d’accord ? Faisons comme si vous ne saviez rien !
— Je ne peux pas empêcher un transfert de fonds dont je ne connais pas l’origine, dis-je enfin.
— Très bien. Bon sang, quand ces Turcs ont pénétré dans la ville, quel spectacle ! Quel spectacle !
Quand je reçus mon extrait de compte le mois suivant, je m’aperçus qu’il m’avait tranquillement crédité d’un millier d’unités. Je n’ai pas fait de rapport à mes supérieurs. Je pense que je l’avais mérité, règlement ou pas.
34.
Je crois que j’avais également mérité le droit de passer mon congé dans la villa de Metaxas, en 1105. Je n’étais plus une plaie, un imbécile d’apprenti, mais un membre à part entière de la fraternité des Guides Temporels. Et l’un des meilleurs, d’après moi. Je n’avais pas à craindre d’être mal reçu dans la maison de Metaxas.
En vérifiant sur le tableau des affectations, je m’aperçus que Metaxas, comme moi-même, venait de terminer une tournée. Cela signifiait qu’il serait à sa villa. Je pris une nouvelle garde-robe byzantine, réquisitionnai une bourse de besants d’or, et me préparai à sauter en 1105.