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— Avez-vous l’intention de ramener ces manuscrits dans le temps actuel ? lui demandai-je.

— Oui, bien sûr.

— Mais vous ne pouvez pas les publier ! Qu’allez-vous en faire ?

— Les étudier, répondit le professeur agrégé Speer. Accroître ma connaissance du drame grec. Ensuite, je placerai chaque manuscrit dans un endroit où des archéologues ne manqueront sans doute pas de le découvrir, de sorte que ces pièces seront rendues au monde. C’est un crime mineur, non ? Peut-on me traiter de criminel pour avoir voulu mieux faire connaître Sophocle ?

Cela me parut très bien.

J’avais toujours pensé que c’était une idiotie d’interdire aux gens de remonter la ligne pour découvrir des manuscrits ou des tableaux perdus. Je comprenais qu’il fallait éviter de laisser quelqu’un retourner en 1600 et s’enfuir avec la Pietà de Michel-Ange ou la Leda de Léonard de Vinci. Ce serait une altération temporelle et donc un crime temporel, car la Pietà et la Leda doivent continuer leur chemin année après année jusqu’à notre temps actuel, et ne pas sauter quatre siècles et demi d’histoire. Mais pourquoi nous interdire de rapporter les œuvres d’art que nous ne possédons pas encore ? Qui cela pourrait-il gêner ?

— Doc Speer, vous avez parfaitement raison ! dit Kolettis. Bon sang, ils laissent les historiens explorer le passé pour corriger les connaissances historiques, pas vrai ? Et quand ils publient leurs bouquins révisionnistes, cela altère drôlement la connaissance !

— Exact ! dit Pappas. Comme par exemple lorsqu’on s’est aperçu que Lady Macbeth était en fait une femme très douce qui s’efforçait en vain de freiner les ambitions insensées de son époux sanguinaire. On pourrait aussi parler du cas de Moïse. Ou de ce que nous savons maintenant sur Richard III. Ou sur Jeanne d’Arc. Nous avons raccommodé la connaissance historique en un million d’endroits depuis la découverte de l’Effet Benchley, et…

— … et dans ces conditions, pourquoi ne pas raccommoder les trous de l’histoire littéraire ? demanda Kolettis. À la santé du doc Speer ! Piquez tous les manuscrits que vous voudrez, doc !

— Les risques sont grands, dit Speer. Si je suis pris, je serai sévèrement puni, peut-être même pourrai-je perdre ma situation à l’université. (Il avait dit cela comme s’il eût préféré qu’on lui coupât les parties génitales.) La loi est si bizarre, et ces Patrouilleurs Temporels sont des hommes si peureux : ils craignent même les changements bénéfiques !

Aucun changement ne peut être bénéfique pour la Patrouille Temporelle. Ils acceptent les révisions historiques parce qu’ils ne peuvent pas les empêcher ; la législation en vigueur permet ce genre de recherches. Mais la même loi interdit le transfert de tout objet tangible trouvé sur la ligne temporelle, sauf s’il peut être utile à la bonne marche du Service Temporel ; et la Patrouille s’en tient à cela.

— Si vous cherchez des pièces de théâtre grec, dis-je, pourquoi n’allez-vous pas inspecter la bibliothèque d’Alexandrie ? Pour chaque manuscrit ayant survécu durant la période byzantine, vous pourriez en trouver une douzaine à Alexandrie.

Le professeur agrégé Speer me gratifia d’un sourire tel qu’on en fait aux enfants intelligents mais trop naïfs.

— La bibliothèque d’Alexandrie, m’expliqua-t-il calmement, est évidemment une cible de choix pour les universitaires tels que moi. Elle est donc gardée en permanence par un homme de la Patrouille Temporelle, qui se fait passer pour un scribe. Il procède à plusieurs arrestations chaque mois, d’après ce que j’ai entendu dire. Je ne tiens pas à prendre un tel risque. Ici, à Byzance, j’ai du mal à trouver ce que je cherche, mais je suis plus en sécurité. Je vais continuer à chercher. J’espère encore trouver environ quatre-vingt-dix pièces de Sophocle, et au moins autant d’œuvres d’Eschyle, et…

36.

Ce soir-là, le dîner fut une fête somptueuse. Nous nous sommes gorgés de soupe, de ragoût, de canard rôti, de poisson, de porc, d’agneau, d’asperges, de champignons, de pommes, de figues, d’artichauts, d’œufs durs servis dans des plats d’émail bleu, de fromages, de salades et de vin. Par politesse envers Eudocie, qui était à notre table, nous avons parlé en grec et n’avons donc pas discuté du voyage dans le temps ni des tares de la Patrouille Temporelle.

Après le repas, tandis que des bouffons nains faisaient leurs tours, j’ai appelé Metaxas auprès de moi.

— J’ai quelque chose à te montrer, lui dis-je, et je lui tendis le rouleau de vélin sur lequel j’avais inscrit ma généalogie.

Il le regarda et fronça les sourcils.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Mon ascendance. Jusqu’au VIIe siècle.

— Quand as-tu fait tout cela ? me demanda-t-il en riant.

— Durant mon dernier congé.

Je lui racontai mes visites au grand-père Passilidis, à Gregory Markezinis, mon saut à l’époque de Nicéphore Ducas.

Metaxas étudia la liste avec plus d’attention.

— Ducas ? Qu’est-ce que ça signifie, Ducas ?

— C’est moi. Je suis un Ducas. Le scribe m’a donné les détails jusqu’au VIIe siècle.

— Impossible. Personne ne sait qui étaient les Ducas, à cette époque ! C’est faux !

— Peut-être cette partie. Mais à partir de 950, c’est véridique. Ils sont de ma famille. Je les ai suivis depuis Byzance jusqu’en Albanie et dans la Grèce du XXe siècle.

— C’est vrai ?

— Je te le jure !

— Espèce de petit salaud ! me dit gentiment Metaxas. Tu as appris tout cela en un seul congé ! Et un Ducas, rien que ça ! Un Ducas ! Il consulta de nouveau la liste. Nicéphore Ducas, fils de… hmm… Léon Ducas ! Pulchérie Botaniates !

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Je les connais, cria Metaxas. Je les ai déjà invités, et je me suis rendu chez eux. Lui, c’est l’un des hommes les plus riches de Byzance, tu le savais ? Et sa femme Pulchérie… une si jolie fille… Il me saisit sauvagement le bras. Tu pourrais le jurer ? Ce sont tes ancêtres ?

— Absolument.

— Magnifique ! dit Metaxas. Laisse-moi te parler de Pulchérie, maintenant. Elle a… oh, disons dix-sept ans. Léon l’a épousée alors qu’elle n’était encore qu’une enfant ; ils font souvent cela, ici. Elle a une taille comme ceci, mais des seins comme ça, et un ventre plat et des yeux qui te consument, et…

Je me suis libéré de sa prise et j’ai approché mon visage du sien.

— Metaxas, est-ce que tu as…

Je n’ai pas pu continuer.

— … couché avec Pulchérie ? Non, non. C’est la pure vérité, Jud ! J’ai assez de femmes ici. Mais écoute, mon gars, voici ta chance ! Je peux t’aider à la rencontrer. Elle est mûre pour être séduite. Jeune, sans enfant, jolie, et elle s’ennuie : son mari a tant de travail avec toutes ses affaires qu’il la remarque à peine – et en plus, c’est ton arrière-arrière-multi-grand-mère !

— Ça, c’est ton obsession, pas la mienne, lui rappelai-je. Pour moi, ce serait plutôt une raison de me tenir à l’écart.

— Ne fais pas l’idiot. J’arrangerai tout pour toi dans deux ou trois jours. Je te présenterai aux Ducas, nous serons invités dans leur palais qui est en ville ; un mot à la suivante de Pulchérie…