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La plus belle scène érotique que Kafka ait écrite se trouve au troisième chapitre du Château: l'acte d'amour entre K. et Frieda. À peine une heure après avoir vu pour la première fois cette "petite blonde insignifiante", K. l'étreint derrière le comptoir "dans les flaques de bière et les autres saletés dont le sol était couvert". La saleté: elle est inséparable de la sexualité, de son essence.

Mais, immédiatement après, dans le même paragraphe, Kafka nous fait entendre la poésie de la sexualité: "Là, s'en allaient des heures, des heures d'haleines communes, de battements de cœur communs, des heures durant lesquelles K. avait sans cesse le sentiment qu'il s'égarait, ou bien qu'il était plus loin dans le monde étranger qu'aucun être avant lui, dans un monde étranger où l'air même n'avait aucun élément de l'air natal, où l'on devait étouffer d'étrangeté et où l'on ne pouvait rien faire, au milieu de séductions insensées, que continuer à aller, que continuer à s'égarer".

La longueur du coït se transforme en métaphore d'une marche sous le ciel de l'étrangeté. Et pourtant cette marche n'est pas laideur; au contraire, elle nous attire, elle nous invite à aller encore plus loin, elle nous enivre: elle est beauté.

Quelques lignes au-dessous: "Il était beaucoup trop heureux de tenir Frieda entre ses mains, trop anxieusement heureux aussi car il lui semblait que si Frieda l'abandonnait tout ce qu'il avait l'abandonnait". Donc quand même l'amour? Mais non, pas l'amour; si l'on est banni et dépossédé de tout, un petit bout de femme à peine connue, embrassée dans les flaques de bière, devient tout un univers - sans aucune intervention de l'amour.

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André Breton dans son Manifeste du surréalisme se montre sévère à l'égard de l'art du roman. Il lui reproche d'être incurablement encombré de médiocrité, de banalité, de tout ce qui est contraire à la poésie. Il se moque de ses descriptions ainsi que de sa psychologie ennuyeuse. Cette critique du roman est immédiatement suivie par l'éloge des rêves. Ensuite, il résume: "Je crois à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité, si l'on peut ainsi dire".

Paradoxe: cette "résolution du rêve et de la réalité", que les surréalistes ont proclamée sans savoir la réaliser vraiment dans une grande œuvre littéraire, avait déjà eu lieu et précisément dans ce genre qu'ils décriaient: dans les romans de Kafka écrits au cours de la décennie précédente.

Il est très difficile de décrire, de définir, de nommer cette sorte d'imagination avec laquelle Kafka nous envoûte. Fusion du rêve et de la réalité, cette formule que Kafka, bien sûr, n'a pas connue me paraît éclairante. De même qu'une autre phrase chère aux surréalistes, celle de Lautréamont sur la beauté de la rencontre fortuite d'un parapluie et d'une machine à coudre: plus les choses sont étrangères l'une à l'autre, et plus magique est la lumière qui jaillit de leur contact. J'aimerais parler d'une poétique de la surprise; ou de la beauté en tant que perpétuel étonnement. Ou bien utiliser, comme critère de valeur, la notion de densité: densité de l'imagination, densité des rencontres inattendues. La scène, que j'ai citée, du coït de K. et de Frieda est un exemple de cette vertigineuse densité: le court passage, à peine une page, embrasse trois découvertes existentielles toutes différentes (le triangle existentiel de la sexualité) qui nous étonnent dans leur succession immédiate: la saleté; l'enivrante beauté noire de l'étrangeté; et l'émouvante et anxieuse nostalgie.

Tout le troisième chapitre est un tourbillon de l'inattendu: sur un espace relativement serré se succèdent: la première rencontre de K. et de Frieda dans l'auberge; le dialogue extraordinairement réaliste de la séduction déguisée à cause de la présence de la troisième personne (Olga); le motif d'un trou dans la porte (motif banal mais qui sort de la vraisemblance empirique) par où K. voit Klamm dormir derrière le bureau; la foule de domestiques qui dansent avec Olga; la surprenante cruauté de Frieda qui les chasse avec un fouet et la surprenante peur avec laquelle ils obéissent; l'aubergiste qui arrive tandis que K. se cache en s'allongeant sous le comptoir; l'arrivée de Frieda qui découvre K. à même le sol et nie sa présence à l'aubergiste (tout en caressant amoureusement, de son pied, la poitrine de K).; l'acte d'amour interrompu par l'appel de Klamm qui, derrière la porte, s'est réveillé; le geste étonnamment courageux de Frieda criant à Klamm "je suis avec l'arpenteur!"; et puis, le comble (là, on sort complètement de la vraisemblance empirique): au-dessus d'eux, sur le comptoir, les deux aides sont assis; ils les ont observés pendant tout ce temps.

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Les deux aides du château sont probablement la plus grande trouvaille poétique de Kafka, la merveille de sa fantaisie; non seulement leur existence est infiniment étonnante, elle est, en plus, bourrée de significations: ce sont de pauvres maîtres chanteurs, des emmerdeurs; mais ils représentent aussi toute la menaçante "modernité" du monde du château: ils sont flics, reporters, photographes: agents de la destruction totale de la vie privée; ils sont les clowns innocents traversant la scène du drame; mais ils sont aussi des voyeurs lubriques dont la présence insuffle à tout le roman le parfum sexuel d'une promiscuité malpropre et kafkaesquement comique.

Mais surtout: l'invention de ces deux aides est comme un levier qui hisse l'histoire dans ce domaine où tout est à la fois étrangement réel et irréel, possible et impossible. Chapitre douze: K., Frieda et leurs deux aides campent dans une classe d'école primaire qu'ils ont transformée en chambre à coucher. L'institutrice et les écoliers y entrent au moment où l'incroyable ménage à quatre commence à faire sa toilette matinale; derrière les couvertures suspendues sur les barres parallèles, ils se rhabillent, tandis que les enfants, amusés, intrigués, curieux (eux aussi voyeurs) les observent. C'est plus que la rencontre d'un parapluie et d'une machine à coudre. C'est la rencontre superbement incongrue de deux espaces: une classe d'école primaire et une suspecte chambre à coucher.

Cette scène d'une immense poésie comique (qui devrait figurer en tête d'une anthologie de la modernité romanesque) est impensable à l'époque d'avant Kafka. Totalement impensable. Si j'insiste c'est pour dire toute la radicalité de la révolution esthétique de Kafka. Je me rappelle une conversation, il y a vingt ans déjà, avec Gabriel Garcia Marquez qui m'a dit: "C'est Kafka qui m'a fait comprendre qu'on peut écrire autrement". Autrement, cela voulait dire: en franchissant la frontière du vraisemblable. Non pas pour s'évader du monde réel (à la manière des romantiques) mais pour mieux le saisir.

Car, saisir le monde réel fait partie de la définition même du roman; mais comment le saisir et s'adonner en même temps à un ensorcelant jeu de fantaisie? Comment être rigoureux dans l'analyse du monde et en même temps irresponsablement libre dans les rêveries ludiques? Comment unir ces deux fins incompatibles? Kafka a su résoudre cette immense énigme. Il a ouvert la brèche dans le mur du vraisemblable; la brèche par laquelle l'ont suivi beaucoup d'autres, chacun à sa manière: Fellini, Garcia Marquez, Fuentes, Rushdie. Et d'autres, et d'autres.

Au diable saint Garta! Son ombre castratrice a rendu invisible l'un des plus grands poètes du roman de tous les temps.

TROISIÈME PARTIE

IMPROVISATION EN HOMMAGE À STRAVINSKI

L'APPEL DU PASSÉ

Dans une conférence à la radio, en 1931, Schönberg parle de ses maîtres: "In erster Linie Bach und Mozart; in zweiter Beethoven, Wagner, Brahms", "en premier lieu Bach et Mozart, en second lieu, Beethoven, Wagner, Brahms". Dans des phrases condensées, aphoristiques, il définit ensuite ce qu'il a appris de chacun de ces cinq compositeurs.