Entre la référence à Bach et celle aux autres il y a, pourtant, une très grande différence: chez Mozart, par exemple, il apprend "l'art des phrases de longueurs inégales" ou "l'art de créer des idées secondaires", c'est-à-dire un savoir-faire tout à fait individuel qui n'appartient qu'à Mozart lui-même. Chez Bach, il découvre des principes qui avaient été aussi ceux de toute la musique pendant des siècles avant Bach: primo, "l'art d'inventer des groupes de notes tels qu'ils puissent s'accompagner eux-mêmes"; et, secundo, "l'art de créer le tout à partir d'un seul noyau", "die Kunst, alles aus einem zu erzeugen".
Par les deux phrases qui résument la leçon que Schönberg a retenue de Bach (et de ses prédécesseurs) toute la révolution dodécaphonique pourrait se définir: contrairement à la musique classique et à la musique romantique, composées sur l'alternance des différents thèmes musicaux qui se succèdent l'un l'autre, une fugue de Bach ainsi qu'une composition dodécaphonique, dès le commencement et jusqu'à la fin, sont développées à partir d'un seul noyau, qui est mélodie et accompagnement à la fois.
Vingt-trois ans plus tard, quand Roland Manuel demande à Stravinski: "Quelles sont aujourd'hui vos préoccupations majeures?", celui-ci répond: "Guillaume de Machaut, Heinrich Isaak, Dufay, Pérotin et Webern". C'est la première fois qu'un compositeur proclame si nettement l'immense importance de la musique du XIIe, du XIVe et du XVe siècle et la rapproche de la musique moderne (de celle de Webern).
Quelques années après, Glenn Gould donne à Moscou un concert pour les étudiants du conservatoire; après avoir joué Webern, Schönberg et Krenek, il s'adresse à ses auditeurs par un petit commentaire et il dit: "Le plus beau compliment que je puisse faire à cette musique c'est de dire que les principes qu'on peut y trouver ne sont pas neufs, qu'ils ont au moins cinq cents ans"; puis, il poursuit avec trois fugues de Bach. C'était une provocation bien réfléchie: le réalisme socialiste, doctrine alors officielle en Russie, combattait le modernisme au nom de la musique traditionnelle; Glenn Gould a voulu montrer que les racines de la musique moderne (interdite en Russie communiste) vont beaucoup plus profond que celles de la musique officielle du réalisme socialiste (qui n'était, en effet, qu'une conservation artificielle du romantisme musical).
LES DEUX MI-TEMPS
L'histoire de la musique européenne est âgée d'environ un millénaire (si je vois ses débuts dans les premiers essais de la polyphonie primitive). L'histoire du roman européen (si je vois son commencement dans l'œuvre de Rabelais et dans celle de Cervantes), d'environ quatre siècles. Quand je pense à ces deux histoires, je ne peux me libérer de l'impression qu'elles se sont déroulées à des rythmes semblables, pour ainsi dire, en deux mi-temps. Les césures entre les mi-temps, dans l'histoire de la musique et dans celle du roman, ne sont pas synchrones. Dans l'histoire de la musique, la césure s'étend sur tout le XVIIIe siècle (l'apogée symbolique de la première moitié se trouvant dans L'Art de la fugue de Bach, le commencement de la deuxième dans les œuvres des premiers classiques); la césure dans l'histoire du roman arrive un peu plus tard: entre le XVIIIe et le XIXe siècle, à savoir entre, d'un côté, Laclos, Sterne, et de l'autre côté, Scott, Balzac. Cet asynchronisme témoigne que les causes les plus profondes qui régissent le rythme de l'histoire des arts ne sont pas sociologiques, politiques, mais esthétiques: liées au caractère intrinsèque de tel ou tel art; comme si l'art du roman, par exemple, contenait deux possibilités différentes (deux façons différentes d'être roman) qui ne pouvaient pas être exploitées en même temps, parallèlement, mais successivement, l'une après l'autre.
L'idée métaphorique des deux mi-temps m'est venue autrefois au cours d'une conversation amicale et ne prétend à aucune scientificité; c'est une expérience banale, élémentaire, naïvement évidente: en ce qui concerne la musique et le roman, nous sommes tous éduqués dans l'esthétique de la deuxième mi-temps. Une messe d'Ockeghem ou L'Art de la fugue de Bach sont pour un mélomane moyen aussi difficiles à comprendre que la musique de Webern. Si captivantes que soient leurs histoires, les romans du XVIIIe siècle intimident le lecteur par leur forme, si bien qu'ils sont beaucoup plus connus par des adaptations cinématographiques (qui dénaturent fatalement et leur esprit et leur forme) que par le texte. Les livres du romancier le plus célèbre du XVIIIe siècle, Samuel Richardson, sont introuvables dans les librairies et pratiquement oubliés. Balzac, par contre, même s'il peut paraître vieilli, est toujours facile à lire, sa forme est compréhensible, familière au lecteur et, bien plus, elle est pour lui le modèle même de la forme romanesque.
Le fossé entre les esthétiques des deux mi-temps est la cause d'une multitude de malentendus. Vladimir Nabokov, dans son livre consacré à Cervantes, donne une opinion provocativement négative de Don Quichotte: livre surestimé, naïf, répétitif et plein d'une insupportable et invraisemblable cruauté; cette "hideuse cruauté" a fait de ce livre un des "plus durs et plus barbares qu'on ait jamais écrits"; le pauvre Sancho, passant d'une bastonnade à l'autre, perd au moins cinq fois toutes ses dents. Oui, Nabokov a raison: Sancho perd trop de dents, mais nous ne sommes pas chez Zola où une cruauté, décrite exactement et en détail, devient document vrai d'une réalité sociale; avec Cervantes, nous sommes dans un monde créé par les sortilèges du conteur qui invente, qui exagère et qui se laisse emporter par ses fantaisies, par ses outrances; les cent trois dents cassées de Sancho, on ne peut pas les prendre au pied de la lettre, comme d'ailleurs rien dans ce roman. "Madame, un rouleau compresseur est passé sur votre fille! - Bon, bon, je suis dans ma baignoire. Glissez-la-moi sous la porte". Faut-il faire un procès de cruauté à cette vieille blague tchèque de mon enfance? La grande œuvre fondatrice de Cervantes a été animée par l'esprit du non-sérieux, esprit qui, depuis, fut rendu incompréhensible par l'esthétique romanesque de la deuxième mi-temps, par son impératif de la vraisemblance.
La deuxième mi-temps a non seulement éclipsé la première, elle l'a refoulée; la première mi-temps est devenue la mauvaise conscience du roman et surtout de la musique. L'œuvre de Bach en est l'exemple le plus célèbre: la renommée de Bach de son vivant; oubli de Bach après sa mort (oubli long d'un demi-siècle); la lente redécouverte de Bach pendant tout le XIXe siècle. Beethoven est le seul qui a presque réussi vers la fin de sa vie (c'est-à-dire soixante-dix ans après la mort de Bach) à intégrer l'expérience de Bach dans la nouvelle esthétique de la musique (ses essais réitérés pour insérer la fugue dans la sonate), tandis que, après Beethoven, plus les romantiques adoraient Bach, et plus, par leur pensée structurelle, ils s'éloignaient de lui. Pour le rendre plus accessible on l'a subjectivisé, sentimentalisé (les célèbres arrangements de Busoni); puis, en réaction à cette romantisation, on a voulu retrouver sa musique telle qu'elle avait été jouée à son époque, ce qui a donné naissance à des interprétations d'une remarquable insipidité. Une fois passée par le désert de l'oubli, la musique de Bach, me semble-t-il, garde son visage toujours mi-voilé.
HISTOIRE COMME PAYSAGE QUI SURGIT DES BRUMES
Au lieu de parler de l'oubli de Bach, je pourrais retourner mon idée et dire: Bach est le premier grand compositeur qui, par l'immense poids de son œuvre, a obligé le public à prendre en considération sa musique bien qu'elle appartînt déjà au passé. Événement sans précédent car, jusqu'au XIXe siècle, la société vivait presque exclusivement avec la seule musique contemporaine. Elle n'avait pas de contact vivant avec le passé musicaclass="underline" même si les musiciens avaient étudié (rarement) la musique des époques précédentes, ils n'avaient pas l'habitude de l'exécuter publiquement. C'est durant le XIXe siècle que la musique du passé commence à revivre à côté de la musique contemporaine et à prendre progressivement de plus en plus de place, si bien qu'au XXe siècle le rapport entre le présent et le passé se renverse: on écoute la musique des époques anciennes beaucoup plus qu'on n'écoute la musique contemporaine qui, aujourd'hui, a fini par quitter presque complètement les salles de concert.