Bach fut donc le premier compositeur qui s'imposa à la mémoire de la postérité; avec lui, l'Europe du XIXe siècle a alors découvert non seulement une partie importante du passé de la musique, elle a découvert l'histoire de la musique. Car Bach n'était pas pour elle un passé quelconque, mais un passé radicalement distinct du présent; ainsi le temps de la musique s'est-il révélé d'emblée (et pour la première fois) non pas comme une simple succession d'œuvres, mais comme une succession de changements, d'époques, d'esthétiques différentes.
Je l'imagine souvent, l'année de sa mort, exactement au milieu du XVIIIe siècle, penché, sa vue s'opacifiant, sur L'Art de la fugue, une musique dont l'orientation esthétique représente dans son œuvre (qui comporte des orientations multiples) la tendance la plus archaïque, étrangère à son époque laquelle s'est déjà complètement détournée de la polyphonie vers un style simple, voire simpliste, qui frise souvent la frivolité ou l'indigence.
La situation historique de l'œuvre de Bach révèle donc ce que les générations venues après étaient en train d'oublier, à savoir que l'Histoire n'est pas nécessairement un chemin qui monte (vers le plus riche, le plus cultivé), que les exigences de l'art peuvent être en contradiction avec les exigences du jour (de telle ou telle modernité) et que le nouveau (l'unique, l'inimitable, le jamais dit) peut se trouver dans une autre direction que celle tracée par ce que tout le monde ressent comme étant le progrès. En effet, l'avenir que Bach a pu lire dans l'art de ses contemporains et de ses cadets devait ressembler, à ses yeux, à une chute. Quand, vers la fin de sa vie, il se concentra exclusivement sur la polyphonie pure, il tourna le dos aux goûts du temps et à ses propres fils-compositeurs; ce fut un geste de défiance envers l'Histoire, un refus tacite de l'avenir.
Bach: extraordinaire carrefour des tendances et des problèmes historiques de la musique. Quelque cent ans avant lui, un pareil carrefour se trouve dans l'œuvre de Monteverdi: celle-ci est le lieu de rencontre de deux esthétiques opposées (Monteverdi les appelle prima et seconda pratica, l'une fondée sur la polyphonie savante, l'autre, programmatiquement expressive, sur la monodie) et préfigure ainsi le passage de la première à la deuxième mi-temps.
Un autre extraordinaire carrefour des tendances historiques: l'œuvre de Stravinski. Le passé millénaire de la musique, qui pendant tout le XIXe siècle sortait lentement des brumes de l'oubli, apparut d'emblée, vers le milieu de notre siècle (deux cents ans après la mort de Bach), tel un paysage inondé de lumière, dans toute son étendue; moment unique où toute l'histoire de la musique est totalement présente, totalement accessible, disponible (grâce aux recherches historiographiques, grâce aux moyens techniques, à la radio, aux disques), totalement ouverte aux questions scrutant son sens; c'est dans la musique de Stravinski que ce moment du grand bilan me semble avoir trouvé son monument.
LE TRIBUNAL DES SENTIMENTS
La musique est "impuissante à exprimer quoi que ce soit: un sentiment, une attitude, un état psychologique", dit Stravinski dans Chronique de ma vie (1935). Cette affirmation (certainement exagérée, car comment nier que la musique peut provoquer des sentiments?) est précisée et nuancée quelques lignes plus loin: la raison d'être de la musique, dit Stravinski, ne réside pas dans sa faculté d'exprimer les sentiments. Il est curieux de constater quelle irritation a provoquée cette attitude.
La conviction qui, contrairement à Stravinski, voyait la raison d'être de la musique dans l'expression des sentiments existait probablement depuis toujours, mais s'est imposée comme dominante, communément acceptée et allant de soi, au XVIIIe siècle; Jean-Jacques Rousseau le formule avec une brutale simplicité: la musique, comme tout art, imite le monde réel, mais d'une façon spécifique: elle "ne représentera pas directement les choses, mais elle excitera dans l'âme les mêmes mouvements qu'on éprouve en les voyant". Cela exige une certaine structure de l'œuvre musicale; Rousseau: "Toute la musique ne peut être composée que de ces trois choses: mélodie ou chant, harmonie ou accompagnement, mouvement ou mesure". Je souligne: harmonie ou accompagnement; cela veut dire que tout est subordonné à la mélodie: c'est elle qui est primordiale, l'harmonie est un simple accompagnement "n'ayant que très peu de pouvoir sur le cœur humain".
La doctrine du réalisme socialiste qui, deux siècles plus tard, étouffera pendant plus d'un demi-siècle la musique en Russie n'affirmait rien d'autre. On reprochait aux compositeurs dits formalistes d'avoir négligé les mélodies (l'idéologue en chef Jdanov s'indignait parce que leur musique ne pouvait être sifflotée à la sortie du concert); on les exhortait à exprimer "tout l'éventail des sentiments humains" (la musique moderne, à partir de Debussy, fut fustigée pour son incapacité à le faire); dans la faculté d'exprimer les sentiments que la réalité provoque en l'homme, on voyait (tout à fait comme Rousseau) le "réalisme" de la musique. (Le réalisme socialiste en musique: les principes de la deuxième mi-temps transformés en dogmes pour faire barrage au modernisme).
La critique la plus sévère et la plus profonde de Stravinski est certainement celle de Theodor Adorno dans son fameux livre La Philosophie de la nouvelle musique (1949). Adorno dépeint la situation de la musique comme si c'était un champ de bataille politique: Schönberg, héros positif, représentant du progrès (même s'il s'agit d'un progrès pour ainsi dire tragique, d'une époque où on ne peut plus progresser), et Stravinski, héros négatif, représentant de la restauration. Le refus stravinskien de voir la raison d'être de la musique dans la confession subjective devient une des cibles de la critique adornienne; cette "fureur antipsychologique" est, selon lui, une forme de l'"indifférence à l'égard du monde"; la volonté de Stravinski d'objectiver la musique est une sorte d'accord tacite avec la société capitaliste qui écrase la subjectivité humaine; car c'est la "liquidation de l'individu que célèbre la musique de Stravinski", rien de moins.
Ernest Ansermet, excellent musicien, chef d'orchestre et un des premiers interprètes des œuvres de Stravinski ("un de mes amis les plus fidèles et dévoués", dit Stravinski dans Chroniques de ma vie), est devenu plus tard son critique implacable; ses objections sont radicales, elles visent "la raison d'être de la musique". Selon Ansermet, c'est "l'activité affective latente au cœur de l'homme... qui a toujours été la source de la musique"; dans l'expression de cette "activité affective" réside l'"essence éthique" de la musique; chez Stravinski, qui "refuse d'engager sa personne dans l'acte d'expression musicale", la musique "cesse donc d'être une expression esthétique de l'éthique humaine"; ainsi, par exemple, "sa Messe n'est pas l'expression, mais le portrait de la messe [qui] aurait tout aussi bien pu être écrite par un musicien irréligieux" et qui, par conséquent, n'apporte qu'"une religiosité de confection"; en escamotant ainsi la vraie raison d'être de la musique (en remplaçant la confession par des portraits), Stravinski ne manque à rien de moins qu'à son devoir éthique.