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Pourquoi cet acharnement? Est-ce l'héritage du siècle passé, le romantisme en nous qui se rebiffe contre sa plus conséquente, sa plus parfaite négation? Stravinski a-t-il outragé un besoin existentiel caché dans tout un chacun? Le besoin de considérer les yeux mouillés comme meilleurs que les yeux secs, la main posée sur le cœur meilleure que la main dans la poche, la croyance meilleure que le scepticisme, la passion meilleure que la sérénité, la confession meilleure que la connaissance?

Ansermet passe de la critique de la musique à la critique de son auteur: si Stravinski "n'a pas fait ni tenté de faire de sa musique un acte d'expression de lui-même, ce n'est pas par libre choix, mais par une sorte de limitation de sa nature, par le manque d'autonomie de son activité affective (pour ne pas dire par sa pauvreté de cœur qui ne cesse d'être pauvre que quand il a quelque chose à aimer)".

Diable! que savait-il, Ansermet, ami le plus fidèle, de la pauvreté du cœur de Stravinski? Que savait-il, ami le plus dévoué, de sa faculté d'aimer?

Et d'où prenait-il la certitude que le cœur est éthiquement supérieur au cerveau? Les bassesses ne sont-elles pas commises aussi bien avec la participation du cœur que sans elle? Les fanatiques, aux mains tachées de sang, ne peuvent-ils pas se vanter d'une grande "activité affective"? Va-t-on un jour en finir enfin avec cette imbécile inquisition sentimentale, avec cette Terreur du cœur?

QU'EST-CE QUI EST SUPERFICIEL ET QU'EST-CE QUI EST PROFOND?

Les combattants du cœur attaquent Stravinski, ou bien, pour sauver sa musique, tâchent de la séparer des conceptions "erronées" de son auteur. Cette bonne volonté de "sauver" la musique des compositeurs susceptibles de ne pas avoir assez de cœur se manifeste très souvent à l'égard des musiciens de la première mi-temps. Au hasard, je tombe sur un petit commentaire d'un musicologue; il concerne le grand contemporain de Rabelais, Clément Janequin, et ses compositions dites "descriptives", comme par exemple Le Chant des oiseaux ou Le Caquet des femmes; (je souligne moi-même les mots-clés): "Ces pièces-là, toutefois, demeurent assez superficielles. Or, Janequin est un artiste beaucoup plus complet qu'on ne veut bien le dire, car en plus de ses indéniables dons pittoresques, on rencontre chez lui une tendre poésie, une ferveur pénétrante dans l'expression des sentiments... C'est un poète raffiné, sensible aux beautés de la nature; c'est aussi un chantre incomparable de la femme, dont il trouve, pour en parler, des accents de tendresse, d'admiration, de respect..."

Retenons bien le vocabulaire: les pôles du bien et du mal sont désignés par l'adjectif superficiel et son contraire sous-entendu, profond. Mais les compositions "descriptives" de Janequin sont-elles vraiment superficielles? Dans ces quelques compositions, Janequin transcrit des sons a-musicaux (le chant des oiseaux, le bavardage des femmes, le jacassement des rues, les bruits d'une chasse ou d'une bataille, etc.) par des moyens musicaux (par le chant choral); cette "description" est travaillée polyphoniquement. L'union d'une imitation "naturaliste" (qui apporte à Janequin d'admirables sonorités nouvelles) et d'une polyphonie savante, l'union donc de deux extrêmes quasi incompatibles est fascinante: voilà un art raffiné, ludique, joyeux et plein d'humour.

N'empêche: ce sont précisément les mots "raffiné", "ludique", "joyeux", "humour" que le discours sentimental situe à l'opposé du profond. Mais qu'est-ce qui est profond et qu'est-ce qui est superficiel? Pour le critique de Janequin, sont superficiels les "dons pittoresques", la "description"; sont profonds la "ferveur pénétrante dans l'expression des sentiments", les "accents de tendresse, d'admiration, de respect" pour la femme. Est donc profond ce qui touche aux sentiments. Mais on peut définir le profond autrement: est profond ce qui touche à l'essentiel. Le problème auquel touche Janequin dans ces compositions est le problème ontologique fondamental de la musique: le problème du rapport du bruit et du son musical.

MUSIQUE ET BRUIT

Quand l'homme a créé un son musical (en chantant ou en jouant d'un instrument), il a divisé le monde acoustique en deux parties strictement séparées: celle des sons artificiels et celle des sons naturels. Janequin a essayé, dans sa musique, de les mettre en contact. Au milieu du XVIe siècle, il avait ainsi préfiguré ce qu'au XXe siècle allaient faire, par exemple, Janacek (ses études du langage parlé), Bartok, ou, d'une façon extrêmement systématique, Messiaen (ses compositions inspirées de chants d'oiseaux).

L'art de Janequin rappelle qu'il existe un univers acoustique extérieur à l'âme humaine et qui n'est pas seulement composé de bruits de la nature mais aussi de voix humaines qui parlent, qui crient, qui chantent, et qui donnent la chair sonore à la vie de tous les jours comme à celle des fêtes. Il rappelle que le compositeur a toute possibilité de donner à cet univers "objectif" une grande forme musicale.

Une des compositions les plus originales de Janacek: Soixante-dix mille (1909): un chœur pour voix d'hommes qui raconte le destin des mineurs de Silésie. La seconde moitié de cette œuvre (qui devrait figurer dans toute anthologie de la musique moderne) est une explosion des cris de la foule, cris s'enchevêtrant dans un fascinant tumulte: une composition qui (malgré son incroyable émotivité dramatique) se rapproche curieusement de ces madrigaux qui, à l'époque de Janequin, ont mis en musique les cris de Paris, les cris de Londres.

Je pense aux Noces de Stravinski (composées entre 1914 et 1923): un portrait (ce terme qu'Ansermet utilise comme péjoratif est en effet très approprié) de noces villageoises; on entend des chansons, des bruits, des discours, des cris, des appels, des monologues, des blagues (tumulte des voix préfiguré par Janacek) dans une orchestration (quatre pianos et percussion) d'une fascinante brutalité (qui préfigure Bartók).

Je pense aussi à la suite pour piano En plein air (1926) de Bartók; la quatrième partie: les bruits de la nature (des voix, me semble-t-il, de grenouilles près d'un étang) suggèrent à Bartók des motifs mélodiques d'une rare étrangeté; puis, avec cette sonorité animale, une chanson populaire se confond qui, bien que création humaine, se trouve sur le même plan que les sons des grenouilles; ce n'est pas un Lied, chanson du romantisme censée dévoiler Inactivité affective" de l'âme du compositeur; c'est une mélodie venue de l'extérieur en tant que bruit parmi des bruits.

Et je pense à l'adagio du troisième Concerto pour piano et orchestre de Bartók (œuvre de sa dernière, sa triste période américaine). Le thème hypersubjectif d'une ineffable mélancolie alterne ici avec l'autre thème hyperobjectif (qui d'ailleurs rappelle la quatrième partie de la suite En plein air): comme si le pleur d'une âme ne pouvait être consolé que par la non-sensibilité de la nature.

Je dis bien: "Consolé par la non-sensibilité de la nature". Car la non-sensibilité est consolante; le monde de la non-sensibilité, c'est le monde en dehors de la vie humaine; c'est l'éternité; "c'est la mer allée avec le soleil". Je me rappelle les années tristes que j'ai passées en Bohême au début de l'occupation russe. Je suis, alors, tombé amoureux de Varèse et de Xenakis: ces images de mondes sonores objectifs mais non existants m'ont parlé de l'être libéré de la subjectivité humaine, agressive et encombrante; elles m'ont parlé de la beauté doucement inhumaine du monde avant ou après le passage des hommes.