MÉLODIE
J'écoute un chant polyphonique pour deux voix de l'école de Notre-Dame de Paris, du XIIe siècle: en bas, dans des valeurs augmentées, en tant que cantus firmus, un ancien chant grégorien (chant remontant à un passé immémorial et probablement non européen); au-dessus, dans des valeurs plus brèves, évolue la mélodie d'accompagnement polyphonique. Cette étreinte de deux mélodies, chacune appartenant à une époque différente (éloignées l'une de l'autre par des siècles), a quelque chose de merveilleux: comme réalité et parabole à la fois, voilà la naissance de la musique européenne en tant qu'art: une mélodie est créée pour suivre en contrepoint une autre mélodie, très vieille, d'origine quasi inconnue; elle est donc là comme quelque chose de secondaire, de subordonné, elle est là pour servir; quoique "secondaire", c'est pourtant en elle que se concentre toute l'invention, tout le travail du musicien médiéval, la mélodie accompagnée étant reprise telle quelle d'un antique répertoire.
Cette vieille composition polyphonique me ravit: la mélodie est longue, sans fin et immémorisable; elle n'est pas le résultat d'une inspiration subite, elle n'a pas jailli telle l'expression immédiate d'un état d'âme; elle a le caractère d'une élaboration, d'un travail "artisanal" d'ornementation, d'un travail fait non pas pour que l'artiste ouvre son âme (montre son "activité affective", pour parler comme Ansermet) mais pour qu'il embellisse, tout humblement, une liturgie.
Et il me semble que l'art de la mélodie, jusqu'à Bach, gardera ce caractère que lui ont imprimé les premiers polyphonistes. J'écoute l'adagio du concerto de Bach pour violon en mi majeur: comme une sorte de cantus firmus, l'orchestre (les violoncelles) joue un thème très simple, facilement mémorisable et qui se répète maintes fois, tandis que la mélodie du violon (et c'est là que se concentre le défi mélodique du compositeur) plane au-dessus, incomparablement plus longue, plus changeante, plus riche que le cantus firmus d'orchestre (auquel elle est pourtant subordonnée), belle, envoûtante mais insaisissable, immémorisable, et pour nous, enfants de la deuxième mi-temps, sublimement archaïque.
La situation change à l'aube du classicisme. La composition perd son caractère polyphonique; dans la sonorité des harmonies d'accompagnement, l'autonomie des différentes voix particulières se perd, et elle se perd d'autant plus que la grande nouveauté de la deuxième mi-temps, l'orchestre symphonique et sa pâte sonore, gagne de l'importance; la mélodie qui était "secondaire", "subordonnée", devient l'idée première de la composition et domine la structure musicale qui s'est d'ailleurs transformée entièrement.
Alors, change aussi le caractère de la mélodie: ce n'est plus cette longue ligne qui traverse tout le morceau; elle est réductible à une formule de quelques mesures, formule très expressive, concentrée, donc facilement mémorisable, capable de saisir (ou de provoquer) une émotion immédiate (s'impose ainsi à la musique, plus que jamais, une grande tâche sémantique: capter et "définir" musicalement toutes les émotions et leurs nuances). Voilà pourquoi le public applique le terme de "grand mélodiste" aux compositeurs de la deuxième mi-temps, à un Mozart, à un Chopin, mais rarement à Bach ou à Vivaldi et encore moins à Josquin des Prés ou à Palestrina: l'idée courante aujourd'hui de ce qu'est la mélodie (de ce qu'est la belle mélodie) a été formée par l'esthétique née avec le classicisme.
Pourtant, il n'est pas vrai que Bach soit moins mélodique que Mozart; seulement, sa mélodie est différente. L'Art de la fugue: le thème fameux est ce noyau à partir duquel (comme l'a dit Schönberg) le tout est créé; mais là n'est pas le trésor mélodique de L'Art de la fugue, il est dans toutes ces mélodies qui s'élèvent de ce thème, et font son contrepoint. J'aime beaucoup l'orchestration et l'interprétation de Hermann Scherchen; par exemple, la quatrième fugue simple, il la fait jouer deux fois plus lentement qu'il n'est coutume (Bach n'a pas prescrit les tempi); d'emblée, dans cette lenteur, toute l'insoupçonnée beauté mélodique se dévoile. Cette remélodisation de Bach n'a rien à voir avec une romantisation (pas de rubato, pas d'accords ajoutés, chez Scherchen); ce que j'entends, c'est la mélodie authentique de la première mi-temps, insaisissable, immémorisable, irréductible à une courte formule, une mélodie (un enchevêtrement de mélodies) qui m'ensorcelle par son ineffable sérénité. Impossible de l'entendre sans grande émotion. Mais c'est une émotion essentiellement différente de celle éveillée par un nocturne de Chopin.
Comme si, derrière l'art de la mélodie, deux intentionnalités possibles, opposées l'une à l'autre, se cachaient: comme si une fugue de Bach, en nous faisant contempler une beauté extrasubjective de l'être, voulait nous faire oublier nos états d'âme, nos passions et chagrins, nous-mêmes; et, au contraire, comme si la mélodie romantique voulait nous faire plonger dans nous-mêmes, nous faire ressentir notre moi avec une terrible intensité et nous faire oublier tout ce qui se trouve en dehors.
LES GRANDES ŒUVRES DU MODERNISME EN TANT QUE RÉHABILITATION DE LA PREMIÈRE MI-TEMPS
Les plus grands romanciers de la période post-proustienne, je pense notamment à Kafka, à Musil, à Broch, à Gombrowicz ou, de ma génération, à Fuentes, ont été extrêmement sensibles à l'esthétique du roman, quasiment oubliée, qui a précédé le XIXe siècle: ils ont intégré la réflexion essayistique à l'art du roman; ils ont rendu plus libre la composition; reconquis le droit à la digression; insufflé au roman l'esprit du non-sérieux et du jeu; renoncé aux dogmes du réalisme psychologique en créant des personnages sans prétendre concurrencer (à la manière de Balzac) l'état civil; et surtout: ils se sont opposés à l'obligation de suggérer au lecteur l'illusion du réeclass="underline" obligation qui a souverainement gouverné toute la deuxième mi-temps du roman.
Le sens de cette réhabilitation des principes du roman de la première mi-temps n'est pas un retour à tel ou tel style rétro; pas plus qu'un refus naïf du roman du XIXe siècle; le sens de cette réhabilitation est plus généraclass="underline" redéfinir et élargir la notion même du roman; s'opposer à sa réduction effectuée par l'esthétique romanesque du XIXe siècle; lui donner pour base toute l'expérience historique du roman.
Je ne veux pas faire un parallèle facile entre le roman et la musique, les problèmes structurels de ces deux arts étant incomparables; pourtant les situations historiques se ressemblent: comme les grands romanciers, les grands compositeurs modernes (cela concerne Stravinski aussi bien que Schönberg) ont voulu embrasser tous les siècles de la musique, re-penser, recomposer l'échelle de valeurs de toute son histoire; pour cela, il leur a fallu faire sortir la musique de l'ornière de la deuxième mi-temps (remarquons à cette occasion: le terme néoclassicisme plaqué couramment sur Stravinski est fourvoyant car les plus décisives de ses excursions en arrière vont vers les époques d'avant le classicisme); d'où leur réticence: aux techniques compositionnelles nées avec la sonate; à la prééminence de la mélodie; à la démagogie sonore de l'orchestration symphonique; mais surtout: leur refus de voir la raison d'être de la musique exclusivement dans la confession de la vie émotionnelle, attitude devenue au XIXe siècle aussi impérative que, pour l'art du roman à la même époque, l'obligation de la vraisemblance.