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Si cette tendance à re-lire et à ré-évaluer toute l'histoire de la musique est commune à tous les grands modernistes (si elle est, selon moi, le signe qui distingue le grand art moderniste du cabotinage moderniste), c'est toutefois Stravinski qui l'exprime plus clairement que quiconque (et, dirais-je, de façon hyperbolique). C'est d'ailleurs là que se concentrent les attaques de ses détracteurs: dans son effort pour s'enraciner dans toute l'histoire de la musique ils voient éclectisme; manque d'originalité; perte d'invention. Son "incroyable diversité de procédés stylistiques... ressemble à une absence de style", dit Ansermet. Et Adorno, sarcastiquement: la musique de Stravinski ne s'inspire que de la musique, c'est une "musique faite d'après la musique".

Jugements injustes: car si Stravinski, comme aucun compositeur ni avant ni après lui, s'est penché sur toute l'étendue de l'histoire de la musique en y puisant l'inspiration, cela n'enlève rien à l'originalité de son art. Et je ne veux pas seulement dire que derrière les changements de son style on apercevra toujours les mêmes traits personnels. Je veux dire que c'est précisément son vagabondage à travers l'histoire de la musique, donc son "éclectisme" conscient, intentionnel, gigantesque et sans pareil, qui est sa totale et incomparable originalité.

LE TROISIÈME TEMPS

Mais que signifie, chez Stravinski, cette volonté d'embrasser le temps entier de la musique? Quel en est le sens?

Jeune homme, je n'hésitais pas à répondre: Stravinski était pour moi l'un de ceux qui ont ouvert les portes vers des lointains que je croyais sans fin. Je pensais que, pour ce voyage infini qu'est l'art moderne, il avait voulu convoquer et mobiliser toutes les forces, tous les moyens dont l'histoire de la musique dispose.

Voyage infini qu'est l'art moderne? Entre-temps, j'ai perdu ce sentiment. Le voyage fut court. C'est pourquoi, dans ma métaphore des deux mi-temps pendant lesquelles s'est déroulée l'histoire de la musique, j'ai imaginé la musique moderne comme un simple postlude, un épilogue de l'histoire de la musique, une fête à la fin de l'aventure, un embrasement du ciel à la fin du jour.

Maintenant, j'hésite: même s'il est vrai que le temps de la musique moderne a été si court, même s'il n'a appartenu qu'à une ou deux générations, donc si vraiment il n'a été qu'un épilogue, en raison de son immense beauté, de son importance artistique, de son esthétique entièrement nouvelle, de sa sagesse synthétisante, ne mérite-t-il pas d'être considéré comme une époque à part entière, comme un troisième temps? Ne devrais-je pas corriger ma métaphore sur l'histoire de la musique et celle du roman?

Ne devrais-je pas dire qu'elles se sont déroulées en trois temps?

Si. Et je corrigerai ma métaphore d'autant plus volontiers que je suis passionnément attaché à ce troisième temps en forme d'"embrasement du ciel à la fin du jour", attaché à ce temps dont je crois faire moi-même partie, même si je fais partie de quelque chose qui n'est déjà plus.

Mais revenons à ma question: que signifie la volonté de Stravinski d'embrasser le temps entier de la musique? Quel en est le sens?

Une image me poursuit: selon une croyance populaire, dans la seconde de l'agonie celui qui va mourir voit se dérouler devant ses yeux toute sa vie passée. Dans l'œuvre de Stravinski, la musique européenne s'est souvenue de sa vie millénaire; cela a été son dernier rêve avant de partir pour un sommeil éternel sans rêves.

TRANSCRIPTION LUDIQUE

Distinguons deux choses. D'un côté: la tendance générale à réhabiliter des principes oubliés de la musique du passé, tendance qui traverse toute l'œuvre de Stravinski et celle de ses grands contemporains; de l'autre côté: le dialogue direct que Stravinski mène une fois avec Tchaïkovski, une autre fois avec Pergolèse, puis avec Gesualdo, etc.; ces "dialogues directs", transcriptions de telle ou telle œuvre ancienne, de tel ou tel style concret, sont la manière propre à Stravinski qu'on ne rencontre pratiquement pas chez ses contemporains compositeurs (on la rencontre chez Picasso).

Adorno interprète ainsi les transcriptions de Stravinski (je souligne les mots-clés): "Ces notes [à savoir les notes dissonantes, étrangères à l'harmonie, que Stravinski utilise, par exemple, dans Pulcinella, M.K.] deviennent les traces de la violence exercée par le compositeur contre l'idiome, et c'est cette violence qu'on savoure en elles, cette façon de brutaliser la musique, d'attenter en quelque sorte à sa vie. Si la dissonance était autrefois l'expression de la souffrance subjective, son âpreté, changeant de valeur, devient maintenant la marque d'une contrainte sociale, dont l'agent est le compositeur lanceur de modes. Ses œuvres n'ont d'autre matériau que les emblèmes de cette contrainte, nécessité extérieure au sujet, sans commune mesure avec lui, et qui lui est simplement imposée du dehors. Il se pourrait que le large retentissement qu'ont connu les œuvres néoclassiques de Stravinski ait été dû en grande partie au fait que sans en avoir conscience, et sous couleur d'esthétisme, elles ont à leur manière formé les hommes à quelque chose qui leur a été bientôt infligé méthodiquement sur le plan politique".

Récapitulons: une dissonance est justifiée si elle est l'expression d'une "souffrance subjective", mais chez Stravinski (moralement coupable, comme on sait, de ne pas parler de ses souffrances) la même dissonance est signe de brutalité; celle-ci est mise en parallèle (par un brillant court-circuit de la pensée adornienne) avec la brutalité politique: ainsi les accords dissonants ajoutés à la musique d'un Pergolèse préfigurent (et donc préparent) la prochaine oppression politique (ce qui, dans le contexte historique concret, ne pouvait signifier qu'une seule chose: le fascisme).

J'ai eu ma propre expérience de la transcription libre d'une œuvre du passé quand, au commencement des années soixante-dix, alors que j'étais encore à Prague, je me suis mis à écrire une variation théâtrale sur Jacques le Fataliste. Diderot étant pour moi l'incarnation de l'esprit libre, rationnel, critique, j'ai vécu alors mon affection pour lui comme une nostalgie de l'Occident (l'occupation russe de mon pays représentait à mes yeux une désoccidentalisation imposée). Mais les choses changent perpétuellement leur sens: aujourd'hui je dirais que Diderot incarnait pour moi le premier temps de l'art du roman et que ma pièce était l'exaltation de quelques principes familiers aux anciens romanciers, et qui, en même temps, m'étaient chers: 1) la liberté euphorique de la composition; 2) le voisinage constant des histoires libertines et des réflexions philosophiques; 3) le caractère non-sérieux, ironique, parodique, choquant, de ces mêmes réflexions. La règle du jeu était claire: ce que j'ai fait n'était pas une adaptation de Diderot, c'était ma pièce à moi, ma variation sur Diderot, mon hommage à Diderot: j'ai recomposé entièrement son roman; même si les histoires d'amour sont reprises de lui, les réflexions dans les dialogues sont plutôt les miennes; chacun peut découvrir immédiatement qu'il y a là des phrases impensables sous la plume de Diderot; le XVIIIe siècle était optimiste, le mien ne l'est plus, je le suis encore moins, et les personnages du Maître et de Jacques se laissent aller chez moi à des énormités noires difficilement imaginables à l'époque des Lumières.