Gombrowicz a vécu trente-cinq ans en Pologne, vingt-trois en Argentine, six en France. Pourtant, il ne pouvait écrire ses livres qu'en polonais et les personnages de ses romans sont polonais. En 1964, séjournant à Berlin, il est invité en Pologne. Il hésite et, à la fin, il refuse. Son corps est inhumé à Vence.
Vladimir Nabokov a vécu vingt ans en Russie, vingt et un ans en Europe (en Angleterre, en Allemagne, en France), vingt ans en Amérique, seize ans en Suisse. Il a adopté l'anglais comme sa langue d'écrivain mais un peu moins la thématique américaine; dans ses romans, il y a beaucoup de personnages russes. Pourtant, sans équivoque et avec insistance, il se proclamait citoyen et écrivain américain. Son corps repose à Montreux, en Suisse.
Kazimierz Brandys a vécu en Pologne soixante-cinq ans, il est installé à Paris depuis le putsch de Jaruzelski en 1981. Il n'écrit qu'en polonais, sur la thématique polonaise, et pourtant, même si après 1989 il n'y a plus de raison politique pour rester à l'étranger, il ne retourne pas vivre en Pologne (ce qui me procure le plaisir de le voir de temps en temps).
Ce regard furtif révèle d'abord le problème artistique d'un émigré: les blocs quantitativement égaux de la vie n'ont pas le même poids s'ils appartiennent à l'âge jeune ou à l'âge adulte. Si l'âge adulte est plus important et plus riche, tant pour la vie que pour l'activité créatrice, en revanche le subconscient, la mémoire, la langue, tout le soubassement de la création se forme très tôt; pour un médecin cela ne posera pas de problèmes, mais pour un romancier, pour un compositeur, s'éloigner du lieu auquel son imagination, ses obsessions, donc ses thèmes fondamentaux sont liés pourrait causer une sorte de déchirure. Il doit mobiliser toutes ses forces, toute sa ruse d'artiste pour transformer les désavantages de cette situation en atouts.
L'émigration est difficile aussi du point de vue purement personneclass="underline" on pense toujours à la douleur de la nostalgie; mais ce qui est pire, c'est la douleur de l'aliénation; le mot allemand die Entfremdung exprime mieux ce que je veux désigner: le processus durant lequel ce qui nous a été proche est devenu étranger. On ne subit pas l'Entfremdung à l'égard du pays d'émigration: là, le processus est inverse: ce qui était étranger devient, peu à peu, familier et cher. L'étrangeté dans sa forme choquante, stupéfiante, ne se révèle pas sur une femme inconnue qu'on drague, mais sur une femme qui, autrefois, a été la nôtre. Seul le retour au pays natal après une longue absence peut dévoiler l'étrangeté substantielle du monde et de l'existence.
Je pense souvent à Gombrowicz à Berlin. À son refus de revoir la Pologne. Méfiance à l'égard du régime communiste qui y régnait alors? Je ne le crois pas: le communisme polonais se décomposait déjà, les gens de culture faisaient presque tous partie de l'opposition et ils auraient transformé la visite de Gombrowicz en triomphe. Les vraies raisons du refus ne pouvaient être qu'existentielles. Et incommunicables. Incommunicables parce que trop intimes. Incommunicables aussi, parce que trop blessantes pour les autres. Il y a des choses qu'on ne peut que taire.
LE CHEZ-SOI DE STRAVINSKI
La vie de Stravinski est divisée en trois parties de longueur à peu près égale: Russie: vingt-sept ans; France et Suisse francophone: vingt-neuf ans; Amérique: trente-deux ans.
L'adieu à la Russie est passé par plusieurs stades: Stravinski est d'abord en France (à partir de 1910) comme pour un long voyage d'études. Ces années sont d'ailleurs les plus russes dans sa création: Petrouchka, Zvezdoliki (d'après la poésie d'un poète russe, Balmont), Le Sacre du printemps, Pribaoutki, le commencement des Noces. Puis survient la guerre, les contacts avec la Russie deviennent difficiles; pourtant, il reste toujours compositeur russe avec Renard et Histoire du soldat, inspirés par la poésie populaire de sa patrie; c'est seulement après la révolution qu'il comprend que son pays natal est perdu pour lui probablement à jamais: la vraie émigration commence.
Émigration: un séjour forcé à l'étranger pour celui qui considère son pays natal comme sa seule patrie. Mais l'émigration se prolonge et une nouvelle fidélité est en train de naître, celle au pays adopté; vient alors le moment de la rupture. Peu à peu, Stravinski abandonne la thématique russe. Il écrit encore en 1922 Mavra (opéra bouffe d'après Pouchkine), ensuite, en 1928, Le Baiser de la fée, ce souvenir de Tchaïkovski, et puis, à part quelques exceptions marginales, il n'y revient plus. Quand il meurt, en 1971, sa femme Vera, obéissant à sa volonté, refuse la proposition du gouvernement soviétique de l'enterrer en Russie et le fait transférer au cimetière de Venise.
Sans aucun doute, Stravinski portait en lui la blessure de son émigration comme tous les autres; sans aucun doute, son évolution artistique aurait pris un chemin différent s'il avait pu rester là où il était né. En effet, le commencement de son voyage à travers l'histoire de la musique coïncide à peu près avec le moment où son pays natal n'existe plus pour lui; ayant compris qu'aucun autre pays ne peut le remplacer, il trouve sa seule patrie en musique; ce n'est pas de ma part une jolie tournure lyrique, je le pense on ne peut plus concrètement: sa seule patrie, son seul chez-soi, c'était la musique, toute la musique de tous les musiciens, l'histoire de la musique; c'est là qu'il a décidé de s'installer, de s'enraciner, d'habiter; c'est là qu'il a fini par trouver ses seuls compatriotes, ses seuls proches, ses seuls voisins, de Pérotin à Webern; c'est avec eux qu'il a engagé une longue conversation qui ne s'est arrêtée qu'avec sa mort.
Il a tout fait pour s'y sentir chez lui: il s'est arrêté dans toutes les pièces de cette maison, a touché tous les coins, a caressé tous les meubles; il est passé de la musique de l'ancien folklore à Pergolèse qui lui a procuré Pulcinella (1919), aux autres maîtres du baroque sans lesquels son Apollon Musagète (1928) serait impensable, à Tchaïkovski dont il transcrit les mélodies dans Le Baiser de la fée (1928), à Bach qui parraine son Concerto pour piano et instruments à vent (1924), son Concerto pour violon (1931) et dont il réécrit Choral Variationen über Vom Himmel hoch (1956), au jazz qu'il célèbre dans Ragtime pour onze instruments (1918), dans Pianorag music (1919), dans Preludium pour Jazz Ensemble (1937) et dans Ebony Concerto (1945), à Pérotin et autres vieux polyphonistes qui inspirent sa Symphonie des Psaumes (1930) et surtout son admirable Messe (1948), à Monteverdi qu'il étudie en 1957, à Gesualdo dont, en 1959, il transcrit les madrigaux, à Hugo Wolf dont il arrange deux chansons (1968) et à la dodécapho-nie envers laquelle il avait d'abord eu de la réticence mais en laquelle, enfin, après la mort de Schönberg (1951), il a reconnu aussi l'une des pièces de son chez-soi.
Ses détracteurs, défenseurs de la musique conçue comme expression des sentiments, qui s'indignaient de l'insupportable discrétion de son "activité affective" et l'accusaient de "pauvreté du cœur", n'avaient pas eux-mêmes assez de cœur pour comprendre quelle blessure sentimentale se trouve derrière son vagabondage à travers l'histoire de la musique.
Mais il n'y a là aucune surprise: personne n'est plus insensible que les gens sentimentaux. Souvenez-vous: "Sécheresse du cœur dissimulée derrière le style débordant de sentiments".
QUATRIÈME PARTIE
UNE PHRASE