Quant au caractère des personnages, le choix n'est pas moins embarrassant: l'homme peut être sensible, aimant, tendre; il peut être égoïste, rusé, hypocrite. La jeune fille peut être hypersensible, fine, profondément morale; elle peut aussi bien être capricieuse, affectée, aimer faire des scènes d'hystérie.
Les vraies motivations de leur comportement sont d'autant plus cachées que le dialogue est sans aucune indication quant à la façon dont les répliques sont prononcées: vite, lentement, avec ironie, tendrement, méchamment, avec lassitude? L'homme dit: "Tu sais que je t'aime". La jeune fille répond: "Je sais". Mais que veut dire ce "je sais"? Est-elle vraiment sûre de l'amour de l'homme? Ou le dit-elle avec ironie? Et que veut dire cette ironie? Que la jeune fille ne croit pas à l'amour de l'homme? Ou que l'amour de cet homme n'a plus d'importance pour elle?
En dehors du dialogue, la nouvelle ne contient que les quelques descriptions nécessaires; même les indications scéniques des pièces de théâtre ne sont pas plus dépouillées. Un seul motif échappe à cette règle de l'économie maximale: celui des collines blanches qui s'étendent à l'horizon; il revient plusieurs fois, accompagné d'une métaphore, la seule de la nouvelle. Hemingway n'était pas amateur de métaphores. Aussi, ce n'est pas au narrateur qu'appartient celle-là, mais à la jeune fille; c'est elle qui dit en regardant les collines: "On dirait des éléphants blancs".
L'homme répond en avalant la bière: "Je n'en ai jamais vu.
- Non, tu n'aurais pas pu.
- J'aurais pu, dit l'homme. Que tu dises que je n'aurais pas pu ne prouve rien".
Dans ces quatre répliques, les caractères se révèlent dans leur différence, voire leur opposition: l'homme manifeste une réserve à l'égard de l'invention poétique de la jeune fille ("je n'en ai jamais vu"), elle répond du tac au tac, semblant lui reprocher de ne pas avoir de sens poétique ("tu n'aurais pas pu") et l'homme (comme s'il connaissait déjà ce reproche et y était allergique) se défend ("j'aurais pu").
Plus tard, quand l'homme assure la jeune fille de son amour, elle dit: "Mais si je le fais [c'est-à-dire: si j'avorte], ce sera encore bien, et si je dis que les choses sont des éléphants blancs tu aimeras ça?
- J'aimerai ça. J'aime ça maintenant, mais je ne peux pas y penser".
Est-ce donc au moins cette attitude différente à l'égard d'une métaphore qui pourra faire la distinction entre leurs caractères? La jeune fille, subtile et poétique, et l'homme, terre à terre?
Pourquoi pas, on peut imaginer la jeune fille comme étant plus poétique que l'homme. Mais on peut aussi bien voir dans sa trouvaille métaphorique un maniérisme, une préciosité, une affectation: voulant être admirée comme originale et imaginative, elle exhibe ses petits gestes poétiques. Si c'est le cas, l'éthique et le pathétique des mots qu'elle a prononcés sur le monde qui, après l'avortement, ne leur appartiendra plus pourraient être attribués à son goût pour l'exhibition lyrique plutôt qu'à l'authentique désespoir de la femme qui renonce à sa maternité.
Non, rien n'est clair dans ce qui se cache derrière ce dialogue simple et banal. Tout homme pourrait dire les mêmes phrases que l'Américain, toute femme les mêmes phrases que la jeune fille. Qu'un homme aime une femme ou qu'il ne l'aime pas, qu'il mente ou qu'il soit sincère, il dirait la même chose. Comme si ce dialogue attendait ici depuis la création du monde pour être prononcé, sans aucun rapport avec leur psychologie individuelle, par d'innombrables couples.
Juger moralement ces personnages est impossible vu qu'ils n'ont plus rien à résoudre; au moment où ils se trouvent à la gare, tout est déjà définitivement décidé; ils se sont déjà expliqués mille fois auparavant; ils ont déjà mille fois discuté leurs arguments; à présent, l'ancienne dispute (ancienne discussion, ancien drame) transparaît seulement vaguement derrière la conversation où rien n'est plus en jeu et où les mots ne sont que des mots.
3
Même si la nouvelle est extrêmement abstraite, décrivant une situation quasi archétypique, elle est en même temps extrêmement concrète, essayant de capter la surface visuelle et acoustique d'une situation, notamment du dialogue.
Essayez de reconstruire un dialogue de votre vie, le dialogue d'une querelle ou un dialogue d'amour. Les situations les plus chères, les plus importantes, sont perdues à jamais. Ce qu'il en reste c'est leur sens abstrait (j'ai défendu ce point de vue, lui tel autre, j'ai été agressif, lui défensif), éventuellement un ou deux détails, mais le concret acoustico-visuel de la situation dans toute sa continuité est perdu.
Et non seulement il est perdu mais on ne s'étonne même pas de cette perte. On s'est résigné à la perte du concret du temps présent. On transforme le moment présent immédiatement en son abstraction. Il suffit de raconter un épisode qu'on a vécu il y a quelques heures: le dialogue se raccourcit en un bref résumé, le décor en quelques données générales. Cela est valable même pour les souvenirs les plus forts qui, comme un traumatisme, s'imposent à l'esprit: on est tellement ébloui par leur force qu'on ne se rend pas compte à quel point leur contenu est schématique et pauvre.
Si l'on étudie, discute, analyse une réalité, on l'analyse telle qu'elle apparaît dans notre esprit, dans notre mémoire. On ne connaît la réalité qu'au temps passé. On ne la connaît pas telle qu'elle est dans le moment présent, dans le moment où elle se passe, où elle est. Or le moment présent ne ressemble pas à son souvenir. Le souvenir n'est pas la négation de l'oubli. Le souvenir est une forme de l'oubli.
Nous pouvons tenir assidûment un journal et noter tous les événements. Un jour, en relisant les notes, nous comprendrons qu'elles ne sont pas en mesure d'évoquer une seule image concrète. Et encore pis: que l'imagination n'est pas capable de venir en aide à notre mémoire et de reconstruire l'oublié. Car le présent, le concret du présent, en tant que phénomène à examiner, en tant que structure, est pour nous une planète inconnue; nous ne savons donc ni le retenir dans notre mémoire ni le reconstruire par l'imagination. On meurt sans savoir ce qu'on a vécu.
4
Le besoin de s'opposer à la perte de la réalité fuyante du présent, le roman ne le connaît, me semble-t-il, qu'à partir d'un certain moment de son évolution. La nouvelle boccacienne est l'exemple de cette abstraction en laquelle se transforme le passé dès qu'on le raconte: c'est une narration qui, sans aucune scène concrète, presque sans dialogues, telle une sorte de résumé, nous communique l'essentiel d'un événement, la logique causale d'une histoire.
Les romanciers venus après Boccace étaient d'excellents conteurs, mais capter le concret du temps présent, ce n'était ni leur problème ni leur ambition. Ils racontaient une histoire, sans nécessairement l'imaginer dans des scènes concrètes.
La scène devient l'élément fondamental de la composition du roman (le lieu de la virtuosité du romancier) au commencement du XIXe siècle. Chez Scott, chez Balzac, chez Dostoïevski, le roman est composé comme une suite de scènes minutieusement décrites avec leur décor, leur dialogue, leur action; tout ce qui n'est pas lié à cette suite de scènes, tout ce qui n'est pas scène, est considéré et ressenti comme secondaire, voire superflu. Le roman ressemble à un très riche scénario.
Dès que la scène devient élément fondamental du roman, la question de la réalité telle qu'elle se montre dans le moment présent est virtuellement posée. Je dis "virtuellement" car, chez Balzac ou chez Dostoïevski, c'est plutôt une passion du dramatique qu'une passion du concret, plutôt le théâtre que la réalité qui inspirent l'art de la scène. En effet, la nouvelle esthétique du roman née alors (esthétique du "deuxième temps" de l'histoire du roman) s'est manifestée par le caractère théâtral de la composition: cela veut dire, par une composition concentrée a) sur une seule intrigue (contrairement à la pratique de la composition "picaresque" qui est une suite d'intrigues différentes); b) sur les mêmes personnages (laisser les personnages quitter le roman au milieu de la route, ce qui était normal pour Cervantes, est considéré comme un défaut); c) sur un espace de temps étroit (même si entre le début et la fin du roman s'écoule beaucoup de temps, l'action ne se déroule que sur quelques jours choisis; ainsi, par exemple, Les Démons s'étalent sur quelques mois, mais toute leur action extrêmement complexe est distribuée en deux, puis en trois, puis en deux et enfin en cinq jours).