Dans cette composition balzacienne ou dostoïevskienne du roman, c'est exclusivement par les scènes que toute la complexité de l'intrigue, toute la richesse de la pensée (les grands dialogues d'idées chez Dostoïevski), toute la psychologie des personnages doivent s'exprimer avec clarté; c'est pourquoi une scène, comme c'est le cas dans une pièce de théâtre, devient artificiellement concentrée, dense (les rencontres multiples dans une seule scène) et développée avec une improbable rigueur logique (pour rendre clair le conflit des intérêts et des passions); afin d'exprimer tout ce qui est essentiel (essentiel pour l'intelligibilité de l'action et de son sens), elle doit renoncer à tout ce qui est "inessentiel", c'est-à-dire à tout ce qui est banal, ordinaire, quotidien, à ce qui est hasard ou simple atmosphère.
C'est Flaubert ("notre maître le plus respecté", dit de lui Hemingway dans une lettre à Faulkner) qui fait sortir le roman de la théâtralité. Dans ses romans, les personnages se rencontrent dans une ambiance quotidienne, laquelle (par son indifférence, par son indiscrétion, mais aussi par ses atmosphères et ses sortilèges qui rendent une situation belle et inoubliable) intervient sans cesse dans leur histoire intime. Emma est au rendez-vous avec Léon dans l'église, mais un guide se joignant à eux interrompt leur tête-à-tête par un long bavardage futile. Montherlant, dans sa préface à Madame Bovary, ironise sur le caractère méthodique de cette façon d'introduire un motif antithétique dans une scène, mais l'ironie est déplacée; car il ne s'agit pas d'un maniérisme artistique; il s'agit d'une découverte pour ainsi dire ontologique: la découverte de la structure du moment présent; la découverte de la coexistence perpétuelle du banal et du dramatique sur laquelle nos vies sont fondées.
Saisir le concret du temps présent, c'est l'une des tendances constantes qui, à partir de Flaubert, vont marquer l'évolution du roman: elle trouvera son apogée, son vrai monument, dans l'Ulysse de James Joyce qui, sur à peu près neuf cents pages, décrit dix-huit heures de vie; Bloom s'arrête dans la rue avec M'Coy: en une seule seconde, entre deux répliques qui se suivent, d'innombrables choses se passent: le monologue intérieur de Bloom; ses gestes (la main dans sa poche, il touche l'enveloppe d'une lettre d'amour); tout ce qu'il voit (une dame monte dans une calèche et laisse voir ses jambes, etc.); tout ce qu'il entend; tout ce qu'il sent. Une seule seconde du temps présent devient, chez Joyce, un petit infini.
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Dans l'art épique et dans l'art dramatique, la passion du concret se manifeste avec une force différente; leur rapport inégal à la prose en témoigne. L'art épique abandonne les vers au XVIe, au XVIIe siècle, et devient ainsi un art nouveau: le roman. La littérature dramatique passe du vers à la prose plus tard et beaucoup plus lentement. L'opéra encore plus tard, au tournant des XIXe et XXe siècles, avec Charpentier (Louise, 1900), avec Debussy (Pelléas et Mélisande, 1902, qui, pourtant, est écrit sur une prose poétique très stylisée), et avec Janacek (Jenufa, composé entre 1896 et 1902). Ce dernier est le créateur de l'esthétique de l'opéra la plus importante, selon moi, de l'époque de l'art moderne. Je dis "selon moi", parce que je ne veux pas cacher ma passion personnelle pour lui. Pourtant, je ne crois pas me tromper car l'exploit de Janacek fut énorme: il a découvert pour l'opéra un nouveau monde, le monde de la prose. Je ne veux pas dire qu'il était seul à le faire (le Berg de Wozzeck, 1925, qu'il a d'ailleurs passionnément défendu, et même le Poulenc de La Voix humaine, 1959, sont proches de lui) mais il a poursuivi son but d'une façon particulièrement conséquente, pendant trente ans, en créant cinq œuvres majeures qui resteront: Jenufa; Katia Kabanova, 1921; La Renarde rusée, 1924; L'Affaire Makropoulos, 1926; De la maison des morts, 1928.
J'ai dit qu'il a découvert le monde de la prose car la prose n'est pas seulement une forme de discours distincte des vers mais une face de la réalité, sa face quotidienne, concrète, momentanée, et qui se trouve à l'opposé du mythe. Là, on touche à la conviction la plus profonde de tout romancier: rien n'est plus dissimulé que la prose de la vie; tout homme tente perpétuellement de transformer sa vie en mythe, tente pour ainsi dire de la transcrire en vers, de la voiler avec des vers (avec de mauvais vers). Si le roman est un art et non pas seulement un "genre littéraire", c'est que la découverte de la prose est sa mission ontologique qu'aucun autre art que lui ne peut assumer entièrement.
Sur le chemin du roman vers le mystère de la prose, vers la beauté de la prose (car, étant art, le roman découvre la prose en tant que beauté), Flaubert a effectué un pas immense. Dans l'histoire de l'opéra, un demi-siècle plus tard, Janacek a accompli la révolution flaubertienne. Mais si, dans un roman, celle-ci nous paraît toute naturelle (comme si la scène entre Emma et Rodolphe sur fond de comice agricole était inscrite dans les gènes du roman en tant que possibilité quasi inévitable), dans l'opéra elle est autrement plus choquante, audacieuse, inattendue: elle contredit le principe de l'irréalisme et de l'extrême stylisation qui semblaient inséparables de l'essence même de l'opéra.
Dans la mesure où ils s'essayèrent à l'opéra, les grands modernistes prirent, le plus souvent, le chemin d'une stylisation encore plus radicale que leurs précurseurs du XIXe siècle: Honegger se tourne vers les sujets légendaires ou bibliques auxquels il donne une forme oscillant entre opéra et oratorio; le seul opéra de Bartok a pour sujet une fable symboliste; Schönberg a écrit deux opéras: l'un est une allégorie, l'autre met en scène une situation extrême à la limite de la folie. Les opéras de Stravinski sont tous écrits sur des textes versifiés et sont extrêmement stylisés. Janacek est donc allé non seulement contre la tradition de l'opéra mais aussi contre l'orientation dominante de l'opéra moderne.
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Dessin célèbre: un petit homme moustachu, aux épais cheveux blancs, se promène, un carnet ouvert à la main, et écrit en notes de musique les propos qu'il entend dans la rue. C'était sa passion: mettre la parole vivante en notation musicale; il a laissé une centaine de ces "intonations du langage parlé". Cette activité curieuse l'a classé aux yeux de ses contemporains, dans le meilleur des cas parmi les originaux, dans le pire des cas parmi les naïfs qui n'ont pas compris que la musique est création et non pas imitation naturaliste de la vie.
Mais la question n'est pas: faut-il ou non imiter la vie? la question est: un musicien doit-il admettre l'existence du monde sonore en dehors de la musique et l'étudier? Les études du langage parlé peuvent éclairer deux aspects fondamentaux de toute la musique de Janacek: