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5) cette autre nouvelle est absolument plate et tout en clichés; pourtant, comparée successivement à Dostoïevski, à Kafka, à la Bible et à Shakespeare (le professeur a réussi à rassembler dans un seul paragraphe les plus grandes autorités de tous les temps), elle garde son statut de grande œuvre et justifie ainsi l'intérêt que, malgré l'indigence morale de son auteur, lui porte le professeur.

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C'est ainsi que l'interprétation kitschifiante met des œuvres d'art à mort. Quelque quarante ans avant que le professeur américain n'ait imposé à la nouvelle cette signification moralisatrice, on a traduit en France Collines comme des éléphants blancs sous le titre Paradis perdu, un titre qui n'est pas de Hemingway (dans aucune langue au monde la nouvelle ne porte ce titre) et qui suggère la même signification (paradis perdu: innocence de l'avant-avortement, bonheur de la maternité promise, etc., etc.).

L'interprétation kitschifiante, en effet, ce n'est pas la tare personnelle d'un professeur américain ou d'un chef d'orchestre praguois du début du siècle (après lui, d'autres et d'autres chefs d'orchestre ont entériné ses retouches de Jenufa); c'est une séduction venue de l'inconscient collectif; une injonction du souffleur métaphysique; une exigence sociale permanente; une force. Cette force ne vise pas seulement l'art, elle vise avant tout la réalité même. Elle fait le contraire de ce que faisaient Flaubert, Janacek, Joyce, Hemingway. Sur l'instant présent, elle jette le voile des lieux communs afin que disparaisse le visage du réel.

Pour que tu ne saches jamais ce que tu as vécu.

SIXIÈME PARTIE

ŒUVRES ET ARAIGNÉES

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"Je pense". Nietzsche met en doute cette affirmation dictée par une convention grammaticale exigeant que tout verbe ait un sujet. En fait, dit-il, "une pensée vient quand "elle" veut, de telle sorte que c'est falsifier les faits que de dire que le sujet "je" est la détermination du verbe "pense"". Une pensée vient au philosophe "du dehors, d'en haut ou d'en bas, comme des événements ou des coups de foudre à lui destinés". Elle vient d'un pas rapide. Car Nietzsche aime "une intellectualité hardie et exubérante, qui court presto" et se moque des savants auxquels la pensée semble "une activité lente, hésitante, quelque chose comme un dur labeur, assez souvent digne de la sueur des héroïques savants, mais nullement cette chose légère, divine, si proche parente de la danse et de l'exubérante gaieté".

Selon Nietzsche, le philosophe "ne doit pas falsifier, par un faux arrangement de déduction et de dialectique, les choses et les pensées auxquelles il est parvenu par un autre chemin... On ne devrait ni dissimuler ni dénaturer la façon effective dont nos pensées nous sont venues. Les livres les plus profonds et les plus inépuisables auront sans doute toujours quelque chose du caractère aphoristique et soudain des Pensées de Pascal".

"Ne pas dénaturer la façon effective dont nos pensées nous sont venues": je trouve extraordinaire cet impératif; et je remarque que, à partir d'Aurore, dans tous ses livres, tous les chapitres sont écrits en un seul paragraphe: c'est pour qu'une pensée soit dite d'une seule haleine; c'est pour qu'elle soit fixée telle qu'elle se montra quand elle accourait vers le philosophe, rapide et dansante.

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La volonté de Nietzsche de préserver la "façon effective" dont les pensées lui sont venues est inséparable de son autre impératif qui me séduit tout comme le premier: résister à la tentation de transformer ses idées en système. Les systèmes philosophiques "se présentent aujourd'hui piteux et déconfits, si même on peut dire qu'ils soient encore présentables". L'attaque vise l'inévitable dogmatisme de la pensée systématisante non moins que sa forme: "Une comédie des systématiques: en voulant remplir leur système et arrondir l'horizon qui l'entoure, ils essaient forcément de mettre en scène leurs points faibles dans le même style que leurs points forts".

C'est moi-même qui souligne les derniers mots: un traité philosophique qui expose un système est condamné à comporter des passages faibles; non pas parce que le talent manque au philosophe mais parce que la forme d'un traité l'exige; car avant d'arriver à ses conclusions novatrices, le philosophe est obligé d'expliquer ce que les autres disent du problème, obligé de les réfuter, de proposer d'autres solutions, choisir la meilleure, alléguer pour elle des arguments, celui qui surprend à côté de celui qui va de soi, etc., aussi le lecteur a-t-il envie de sauter des pages pour arriver enfin au cœur de la chose, à la pensée originale du philosophe.

Hegel, dans son Esthétique, nous donne de l'art une image superbement synthétique; on reste fasciné par ce regard d'aigle; mais le texte en lui-même est loin d'être fascinant, il ne nous fait pas voir la pensée telle que, séduisante, elle se montra en accourant vers le philosophe. "En voulant remplir son système", Hegel en dépeint chaque détail, case par case, centimètre par centimètre, si bien que son Esthétique donne l'impression d'une œuvre à laquelle ont collaboré un aigle et des centaines d'héroïques araignées qui tissaient des toiles pour en couvrir tous les recoins.

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Pour André Breton (Manifeste du surréalisme) le roman est un "genre inférieur"; son style est celui d'"information pure et simple"; le caractère des informations données est "inutilement particulier" ("on ne m'épargne aucune des hésitations du personnage: sera-t-il blond, comment s'appellera-t-il?"); et les descriptions: "Rien n'est comparable au néant de celles-ci; ce n'est que superpositions d'images de catalogue"; suit comme exemple la citation d'un paragraphe de Crime et Châtiment, une description de la chambre de Raskolnikov, avec ce commentaire: "On soutiendra que ce dessin d'école vient à sa place, et qu'à cet endroit du livre l'auteur a ses raisons pour m'accabler". Mais ces raisons, Breton les trouve futiles car: "je ne fais pas état des moments nuls de ma vie". Puis, la psychologie: des exposés longs qui font que tout est connu d'avance: "ce héros, dont les actions et les réactions sont admirablement prévues, se doit de ne pas déjouer, tout en ayant l'air de les déjouer, les calculs dont il est l'objet".

Malgré le caractère partisan de cette critique, on ne peut passer outre; elle exprime fidèlement la réserve de l'art moderne à l'égard du roman. Je récapitule: informations; descriptions; attention inutile pour les moments nuls de l'existence; la psychologie qui rend toutes les réactions des personnages connues d'avance; bref, pour condenser tous ces reproches en un seul, c'est le manque fatal de poésie qui fait du roman, aux yeux de Breton, un genre inférieur. Je parle de la poésie telle que les surréalistes et tout l'art moderne l'ont exaltée, la poésie non pas comme genre littéraire, écriture versifiée, mais comme un certain concept de la beauté, comme explosion du merveilleux, moment sublime de la vie, émotion concentrée, originalité du regard, surprise fascinante. Aux yeux de Breton, le roman est une non-poésie par excellence.

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La fugue: un seul thème déclenche un enchaînement de mélodies en contrepoint, un flot qui pendant toute sa longue course garde le même caractère, la même pulsation rythmique, son unité. Après Bach, avec le classicisme musical, tout change: le thème mélodique devient clos et court; par sa brièveté, il rend le monothématisme quasi impossible; pour pouvoir bâtir une grande composition (dans le sens: organisation architecturale d'un ensemble de grand volume) le compositeur est obligé de faire suivre un thème par un autre; un nouvel art de la composition est ainsi né qui, de façon exemplaire, se réalise dans la sonate, forme maîtresse des époques classique et romantique.