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Pour faire suivre un thème par un autre, il fallait alors des passages intermédiaires ou, comme disait César Franck, des ponts. Le mot "pont" fait comprendre qu'il y a dans une composition des passages qui ont un sens en eux-mêmes (les thèmes) et d'autres passages qui sont au service des premiers sans avoir leur intensité ou leur importance. En écoutant Beethoven on a l'impression que le degré d'intensité change constamment: par moments, quelque chose se prépare, puis arrive, puis n'est plus là, et autre chose se fait attendre.

Contradiction intrinsèque de la musique du deuxième temps (classicisme et romantisme): elle voit sa raison d'être dans la capacité d'exprimer des émotions, mais en même temps elle élabore ses ponts, ses codas, ses développements, qui sont pure exigence de la forme, résultat d'un savoir-faire qui n'a rien de personnel, qui s'apprend, et qui peut difficilement se passer de la routine et des formules musicales communes (que l'on trouve parfois même chez les plus grands, Mozart ou Beethoven, mais qui abondent chez leurs contemporains mineurs). Ainsi l'inspiration et la technique risquent-elles sans cesse de se dissocier; une dichotomie est née entre ce qui est spontané et ce qui est élaboré; entre ce qui veut exprimer directement une émotion et ce qui est un développement technique de cette même émotion mise en musique; entre les thèmes et le remplissage (terme péjoratif autant que tout à fait objectif: car il faut vraiment "remplir", horizontalement, le temps entre des thèmes et, verticalement, la sonorité orchestrale).

On raconte que Moussorgski jouant au piano une symphonie de Schumann s'arrêta avant le développement et s'écria: "Ici, c'est la mathématique musicale qui commence!" C'est ce côté calculateur, pédant, savant, scolaire, non-inspiré qui fit dire à Debussy que, après Beethoven, les symphonies deviennent des "exercices studieux et figés" et que la musique de Brahms et celle de Tchaïkovski "se disputent le monopole de l'ennui".

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Cette dichotomie intrinsèque ne rend pas la musique du classicisme et du romantisme inférieure à celle des autres époques; l'art de toutes les époques comporte ses difficultés structurelles; ce sont elles qui invitent l'auteur à chercher des solutions inédites et mettent ainsi l'évolution de la forme en branle. La musique du deuxième temps était d'ailleurs consciente de cette difficulté. Beethoven: il a insufflé à la musique une intensité expressive jamais connue avant lui et, en même temps, c'est lui qui comme personne d'autre a façonné la technique compositionnelle de la sonate: cette dichotomie devait donc lui peser tout particulièrement; pour la surmonter (sans qu'on puisse dire qu'il ait toujours réussi), il inventa diverses stratégies:

- par exemple, en imprimant à la matière musicale se trouvant au-delà des thèmes, à une gamme, à un arpège, à une transition, à une coda, une expressivité insoupçonnée;

- ou bien (par exemple) en donnant un autre sens à la forme des variations qui avant lui n'était d'ordinaire que virtuosité technique, virtuosité, en outre, plutôt frivole: comme si on laissait un seul mannequin défiler sur l'estrade dans différentes robes.

Beethoven a érigé cette forme en une grande méditation musicale: quelles sont les possibilités mélodiques, rythmiques, harmoniques cachées dans un thème? jusqu'où peut-on aller dans la transformation sonore d'un thème sans trahir son essence? et, partant, quelle est donc cette essence? En composant ses variations, Beethoven n'a besoin de rien de ce qu'exige la forme sonate, ni de ponts ni de développements, d'aucun remplissage; pas une seule seconde il ne se trouve en dehors de ce qui est pour lui essentiel, en dehors du thème.

Il serait intéressant d'examiner toute la musique du XIXe siècle en tant qu'essai constant de surmonter sa dichotomie structurelle. À ce propos, je pense à ce que j'appellerais la stratégie de Chopin. De même que Tchékhov n'écrit aucun roman, de même Chopin boude la grande composition en composant presque exclusivement des morceaux rassemblés en recueils (mazurkas, polonaises, nocturnes, etc.). (Quelques exceptions confirment la règle: ses concertos pour piano et orchestre sont faibles). Il a agi contre l'esprit de son temps qui considérait la création d'une symphonie, d'un concerto, d'un quatuor comme le critère obligatoire de l'importance d'un compositeur. Mais c'est précisément en se dérobant à ce critère que Chopin créa une œuvre, peut-être la seule de son époque, qui n'a nullement vieilli et restera vivante entièrement, pratiquement sans exceptions. La stratégie de Chopin m'explique pourquoi chez Schumann, Schubert, Dvorak, Brahms, les pièces de moindre volume, de moindre sonorité me sont apparues plus vivantes, plus belles (très belles, souvent) que les symphonies et concertos. Car (constatation importante) la dichotomie intrinsèque de la musique du deuxième temps est le problème exclusif de la grande composition.

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Critiquant l'art du roman, Breton s'attaque-t-il à ses faiblesses ou à son essence? Disons, avant tout, qu'il s'attaque à l'esthétique du roman née avec le commencement du XIXe siècle, avec Balzac. Le roman vit alors sa très grande époque, s'affirmant pour la première fois comme une immense force sociale; pourvu d'un pouvoir de séduction quasi hypnotique, il préfigure l'art cinématographique: sur l'écran de son imagination, le lecteur voit les scènes du roman si réelles qu'il est prêt à les confondre avec celles de sa propre vie; pour captiver son lecteur, le romancier dispose alors de tout un appareil à fabriquer l'illusion du réel; mais c'est cet appareil qui produit en même temps pour l'art du roman une dichotomie structurelle comparable à celle qu'a connue la musique du classicisme et du romantisme:

- puisque c'est la minutieuse logique causale qui rend les événements vraisemblables, aucune particule de cet enchaînement ne doit être omise (si vide d'intérêt qu'elle soit en elle-même);

- puisque les personnages doivent paraître "vivants", il faut rapporter à leur sujet le plus d'informations possible (même si elles sont tout sauf surprenantes);

- et il y a l'Histoire: jadis, son allure lente la rendait quasi invisible, puis elle accéléra le pas et subitement (c'est là la grande expérience de Balzac) tout est en train de changer autour des hommes pendant leur vie, les rues dans lesquelles ils se promènent, les meubles de leurs maisons, les institutions dont ils dépendent; l'arrière-plan des vies humaines n'est plus un décor immobile, connu d'avance, il devient changeant, son aspect d'aujourd'hui est condamné à être oublié demain, il faut donc le saisir, le peindre (si ennuyeux que puissent être ces tableaux du temps qui passe).

L'arrière-plan: la peinture l'a découvert à l'époque de la Renaissance, avec la perspective qui a divisé le tableau en ce qui se trouve devant et ce qui est dans le fond. Il en est résulté le problème particulier de la forme; par exemple, le portrait: le visage concentre plus d'attention et d'intérêt que le corps et encore plus que les draperies du fond. C'est tout à fait normal, c'est ainsi que nous voyons le monde autour de nous, mais ce qui est normal dans la vie ne répond pas pour autant aux exigences de la forme en art: le déséquilibre, dans un tableau, entre des endroits privilégiés et d'autres qui sont a priori inférieurs, restait à pallier, à soigner, à rééquilibrer. Ou bien à radicalement écarter par une nouvelle esthétique qui annulerait cette dichotomie.