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Thomas Mann: La Montagne magique. Les très longs passages d'informations sur les personnages, sur leur passé, sur leur façon de s'habiller, leur façon de parler (avec tous les tics de langage), etc.; description très détaillée de la vie au sanatorium; description du moment historique (les années précédant la guerre de 1914), par exemple, des coutumes collectives d'alors: passion pour la photographie récemment découverte, engouement pour le chocolat, dessins faits les yeux fermés, esperanto, jeu de cartes pour solitaire, écoute du phonographe, séances de spiritisme (vrai romancier, Mann caractérise une époque par des coutumes destinées à l'oubli et qui échappent à l'historiographie banale). Le dialogue, prolixe, révèle sa fonction informative dès qu'il quitte les quelques thèmes principaux, et même les rêves chez Mann sont des descriptions: après la première journée au sanatorium, Hans Castorp, le jeune héros, s'endort; rien de plus banal que son rêve où, dans une timide déformation, tous les événements de la veille se répètent. Nous sommes très loin de Breton pour qui le rêve est la source d'une imagination délivrée. Là, le rêve n'a qu'une seule fonction: familiariser le lecteur avec le milieu, confirmer son illusion du réel.

Ainsi un vaste arrière-plan est-il minutieusement dépeint, devant lequel se jouent le destin de Hans Castorp et la joute idéologique de deux phtisiques: Settembrini, et Naphta; l'un franc-maçon, démocrate, l'autre jésuite, autocrate, tous les deux incurablement malades. La tranquille ironie de Mann relativise la vérité de ces deux érudits; leur dispute reste sans vainqueur. Mais l'ironie du roman va plus loin et atteint ses sommets dans la scène où l'un et l'autre, entourés de leur petit auditoire et enivrés de leur implacable logique, poussent leurs arguments à l'extrême, de sorte que personne ne sait plus qui se réclame du progrès, qui de la tradition, qui de la raison, qui de l'irrationnel, qui de l'esprit, qui du corps. Pendant plusieurs pages on assiste à une superbe confusion où les mots perdent leur sens, et le débat est d'autant plus violent que les attitudes sont interchangeables. Quelque deux cents pages plus loin, à la fin du roman (la guerre va éclater bientôt), tous les habitants du sanatorium succombent à une psychose d'irritations irrationnelles, de haines inexplicables; c'est alors que Settembrini offense Naphta et que ces deux malades vont se battre dans un duel qui finira par le suicide de l'un d'eux; et on comprend d'emblée que ce n'est pas l'irréconciliable antagonisme idéologique, mais une agressivité extra-rationnelle, une force obscure et inexpliquée qui pousse les hommes les uns contre les autres et pour laquelle les idées ne sont qu'un paravent, un masque, un prétexte. Ainsi ce magnifique "roman d'idées" est-il en même temps (surtout pour le lecteur de cette fin de siècle) une terrible mise en doute des idées en tant que telles, un grand adieu à l'époque qui a cru aux idées et à leur faculté de diriger le monde.

Mann et Musil. Malgré la date rapprochée de leur naissance respective, leurs esthétiques appartiennent à deux temps différents de l'histoire du roman. Ils sont tous les deux des romanciers d'immense intellectualité. Dans le roman de Mann, l'intellectualité se révèle avant tout dans les dialogues d'idées prononcés devant le décor d'un roman descriptif. Dans L'Homme sans qualités, elle se manifeste à chaque instant, d'une façon totale; face au roman descriptif de Mann, voilà le roman pensé de Musil. Là aussi les événements sont situés dans un milieu concret (Vienne) et dans un moment concret (le même que dans La Montagne magique: juste avant la guerre de 1914), mais tandis que Davos chez Mann est décrit en détail, Vienne chez Musil est à peine nommée, l'auteur ne daignant même pas évoquer visuellement ses rues, ses places, ses parcs (l'appareil à fabriquer l'illusion du réel est gentiment écarté). On se trouve dans l'Empire austro-hongrois mais celui-ci est systématiquement dénommé par un sobriquet ridiculisant: Kakanie. La Kakanie: l'Empire déconcrétisé, généralisé, réduit à quelques situations fondamentales, l'Empire transformé en modèle ironique de l'Empire. Cette Kakanie n'est pas un arrière-plan du roman comme Davos chez Thomas Mann, elle est un des thèmes du roman; elle n'est pas décrite, elle est analysée et pensée.

Mann explique que la composition de La Montagne magique est musicale, fondée sur des thèmes qui sont développés comme dans une symphonie, qui reviennent, qui se croisent, qui accompagnent le roman durant tout son cours. C'est vrai, mais il faut préciser que le thème ne signifie pas tout à fait la même chose chez Mann et chez Musil. D'abord, chez Mann, les thèmes (temps, corps, maladie, mort, etc.) sont développés devant un vaste arrière-plan a-thématique (descriptions du lieu, du temps, des coutumes, des personnages) à peu près comme les thèmes d'une sonate sont enveloppés d'une musique hors du thème, les ponts et les transitions. Puis, les thèmes chez lui ont un fort caractère polyhistorique, ce qui veut dire: Mann se sert de tout ce par quoi les sciences - sociologie, politologie, médecine, botanique, physique, chimie - peuvent éclairer tel ou tel thème; comme si, par cette vulgarisation du savoir, il voulait créer pour l'analyse des thèmes un solide socle didactique; cela, trop souvent et pendant des passages trop longs, éloigne à mes yeux son roman de l'essentiel car, rappelons-le, l'essentiel pour un roman est ce que seul un roman peut dire.

L'analyse du thème, chez Musil, est différente: primo, elle n'a rien de polyhistorique; le romancier ne se déguise pas en savant, en médecin, en sociologue, en historiographe, il analyse des situations humaines qui ne font partie d'aucune discipline scientifique, qui font tout simplement partie de la vie. C'est dans ce sens que Broch et Musil comprirent la tâche historique du roman après le siècle du réalisme psychologique: si la philosophie européenne n'a pas su penser la vie de l'homme, penser sa "métaphysique concrète", c'est le roman qui est prédestiné à occuper enfin ce terrain vide sur lequel il serait irremplaçable (ce que la philosophie existentielle a confirmé par une preuve a contrario; car l'analyse de l'existence ne peut devenir système; l'existence est insystématisable et Heidegger, amateur de poésie, a eu tort d'être indifférent à l'histoire du roman où se trouve le plus grand trésor de la sagesse existentielle).

Secundo, contrairement à Mann, tout devient thème (questionnement existentiel) chez Musil. Si tout devient thème, l'arrière-plan disparaît et, comme sur un tableau cubiste, il n'y a que le premier plan. C'est dans cette abolition de l'arrière-plan que je vois la révolution structurelle que Musil a effectuée. Souvent de grands changements ont une apparence discrète. En effet, la longueur des réflexions, le tempo lent des phrases, donnent à L'Homme sans qualités l'aspect d'une prose "traditionnelle". Pas de renversement de la chronologie. Pas de monologues intérieurs à la Joyce. Pas d'abolition de la ponctuation. Pas de destruction du personnage et de l'action. Pendant quelque deux mille pages, on suit l'histoire modeste d'un jeune intellectuel, Ulrich, qui fréquente quelques maîtresses, rencontre quelques amis, et qui travaille dans une association aussi sérieuse que grotesque (c'est là que le roman, d'une façon à peine perceptible, s'éloigne du vraisemblable et devient jeu) ayant pour but de préparer la célébration de l'Anniversaire de l'Empereur, une grande "fête de la paix" planifiée (une bombe bouffonne glissée sous les fondements du roman) pour l'année 1918. Chaque petite situation est comme immobilisée dans sa course (c'est dans ce tempo, étrangement ralenti, que, de temps en temps, Musil peut rappeler Joyce) pour être transpercée d'un long regard qui se demande ce qu'elle signifie, comment la comprendre et la penser.