Mann, dans La Montagne magique, a transformé les quelques années de l'avant-guerre de 1914 en magnifique fête d'adieu au XIXe siècle, parti à jamais. L'Homme sans qualités, situé dans les mêmes années, explore les situations humaines de l'époque qui allait suivre: de cette période terminale des Temps modernes qui a commencé en 1914 et, semble-t-il, est en train de se clore aujourd'hui sous nos yeux. En effet, tout est déjà là, dans cette Kakanie musilienne: le règne de la technique que personne ne domine et qui change l'homme en chiffres statistiques (le roman s'ouvre dans une rue où a eu lieu un accident; un homme est couché à même le sol et un couple de passants commente l'événement en évoquant le nombre annuel d'accidents de la circulation); la vitesse comme valeur suprême du monde enivré par la technique; la bureaucratie opaque et omniprésente (les bureaux de Musil sont un grand pendant des bureaux de Kafka); la stérilité comique des idéologies qui ne comprennent rien, qui ne dirigent rien (le temps glorieux de Settembrini et de Naphta est révolu); le journalisme, héritier de ce qu'on a appelé jadis la culture; les collabos de la modernité; la solidarité avec des criminels en tant qu'expression mystique de la religion des droits de l'homme (Clarisse et Moosbrugger); l'infantophilie et l'infantocratie (Hans Sepp, un fasciste avant la lettre, dont l'idéologie est fondée sur l'adoration de l'enfant en nous).
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Après avoir terminé La Valse aux adieux, au tout début des années 70, j'ai considéré ma carrière d'écrivain comme achevée. C'était sous l'occupation russe et nous avions, ma femme et moi, d'autres soucis. Ce n'est qu'un an après notre arrivée en France (et grâce à la France) que, au bout de six ans d'une interruption totale, je me suis remis, sans passion, à écrire. Intimidé, et pour que je sente à nouveau le sol sous mes pieds, j'ai voulu continuer à faire ce que j'avais déjà fait: une sorte de deuxième tome de Risibles amours. Quelle régression! C'est par ces nouvelles que, vingt ans avant, j'avais commencé mon itinéraire de prosateur. Heureusement, après avoir esquissé deux ou trois de ces "risibles amours bis", j'ai compris que j'étais en train de faire quelque chose de tout différent: non pas un recueil de nouvelles mais un roman (intitulé ensuite Le Livre du rire et de l'oubli), un roman en sept parties indépendantes mais à tel point unies que chacune d'elles, lue isolément, perdrait une grande partie de son sens.
D'emblée, tout ce qui restait encore en moi de méfiant à l'égard de l'art du roman disparut: en donnant à chaque partie le caractère d'une nouvelle j'ai rendu inutile toute la technique apparemment inévitable de la grande composition romanesque. J'ai rencontré dans mon entreprise la vieille stratégie de Chopin, la stratégie de la petite composition qui n'a pas besoin de passages a-thématiques. (Est-ce que cela veut dire que la nouvelle est la petite forme du roman? Oui. Il n'y a pas de différence ontologique entre nouvelle et roman, alors qu'il y en a entre roman et poésie, roman et théâtre. Victimes des contingences du vocabulaire, nous n'avons pas un terme unique pour embrasser ces deux formes, grande et petite, du même art).
Comment sont-elles reliées, ces sept petites compositions indépendantes, si elles n'ont aucune action commune? Le seul lien qui les tient ensemble, qui en fait un roman, c'est l'unité des mêmes thèmes.
Ainsi ai-je rencontré, sur mon chemin, une autre vieille stratégie: la stratégie beethovènienne des variations; grâce à elle, j'ai pu rester en contact direct et ininterrompu avec quelques questions existentielles qui me fascinent et qui, dans ce roman-variations, sont explorées progressivement sous de multiples angles.
Cette exploration progressive des thèmes a une logique et c'est elle qui détermine l'enchaînement des parties. Par exemple: la première partie (Les lettres perdues) expose le thème de l'homme et de l'Histoire dans sa version élémentaire: l'homme se heurtant à l'Histoire qui l'écrase. Dans la deuxième partie (Maman) le même thème est renversé: pour maman, l'arrivée des chars russes représente peu de chose en comparaison des poires de son jardin ("les chars sont périssables, la poire est éternelle"). La sixième partie (Les anges) où l'héroïne, Tamina, meurt noyée pourrait sembler la conclusion tragique du roman; pourtant, le roman ne se termine pas là, mais dans la partie suivante qui n'est ni poignante, ni dramatique, ni tragique; elle raconte la vie érotique d'un nouveau personnage, Jan. Le thème de l'Histoire y apparaît brièvement et pour la dernière fois: "Jan avait des amis qui avaient quitté comme lui son ancienne patrie et qui consacraient tout leur temps à la lutte pour sa liberté perdue. Il leur était déjà arrivé à tous de sentir que le lien qui les unissait à leur pays n'était qu'une illusion et que ce n'était qu'une persévérance de l'habitude s'ils étaient encore prêts à mourir pour quelque chose qui leur était indifférent"; on touche cette frontière métaphysique (la frontière: un autre thème travaillé au cours du roman) derrière laquelle tout perd son sens. L'île où se termine la vie tragique de Tamina fut dominée par le rire (autre thème) des anges, tandis que dans la septième partie retentit le "rire du diable" qui transforme tout (tout: Histoire, sexe, les tragédies) en fumée. C'est seulement là que le chemin des thèmes touche à sa fin et que le livre peut se clore.
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Dans les six livres qui représentent sa maturité (Aurore, Humain, trop humain, Le Gai Savoir, Par-delà le bien et le mal, La Généalogie de la morale, Le Crépuscule des idoles), Nietzsche poursuit, développe, élabore, affirme, affine un seul et même archétype compositionnel. Principes: l'unité élémentaire du livre est le chapitre; sa longueur va d'une seule phrase à plusieurs pages; sans exception, les chapitres ne consistent qu'en un seul paragraphe; ils sont toujours numérotés; dans Humain, trop humain et dans Le Gai Savoir numérotés et pourvus en plus d'un titre. Un certain nombre de chapitres forment une partie, et un certain nombre de parties, un livre. Le livre est bâti sur un thème principal, défini par le titre (par-delà le bien et le mal, le gai savoir, la généalogie de la morale, etc.); les différentes parties traitent de thèmes dérivés du thème principal (ayant elles aussi des titres, comme c'est le cas dans Humain, trop humain, Par-delà le bien et le mal, Le Crépuscule des idoles, ou bien étant seulement numérotées). Certains de ces thèmes dérivés sont répartis verticalement (c'est-à-dire: chaque partie traite de préférence du thème déterminé par le titre de la partie) tandis que d'autres traversent tout le livre. Ainsi une composition est née qui est à la fois maximalement articulée (divisée en nombreuses unités relativement autonomes) et maximalement unie (les mêmes thèmes reviennent constamment). Voilà en même temps une composition pourvue d'un extraordinaire sens du rythme basé sur la capacité d'alterner de courts et de longs chapitres: ainsi, par exemple, la quatrième partie de Par-delà le bien et le mal consiste-t-elle exclusivement en aphorismes très courts (comme une sorte de divertissement, de scherzo). Mais surtout: voilà une composition où il n'y a aucune nécessité de remplissages, de transitions, de passages faibles, et où la tension ne baisse jamais car on ne voit que les pensées en train d'accourir "du dehors, d'en haut ou d'en bas, tels des événements, tels des coups de foudre".