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Si la pensée d'un philosophe est à ce point liée à l'organisation formelle de son texte, peut-elle exister en dehors de ce texte? Peut-on extraire la pensée de Nietzsche de la prose de Nietzsche? Bien sûr que non. La pensée, l'expression, la composition sont inséparables. Ce qui est valable pour Nietzsche est-il valable en général? À savoir: peut-on dire que la pensée (la signification) d'une œuvre est toujours et par principe indissociable de la composition?
Curieusement, non, on ne peut pas le dire. Pendant longtemps, en musique, l'originalité d'un compositeur consistait exclusivement dans son invention mélodico-harmonique qu'il distribuait, pour ainsi dire, dans des schémas compositionnels qui ne dépendaient pas de lui, qui étaient plus ou moins préétablis: les messes, les suites baroques, les concerti baroques, etc. Leurs différentes parties sont rangées dans un ordre déterminé par la tradition, de sorte que, par exemple, avec la régularité d'une horloge, la suite finit toujours par une danse rapide, etc., etc.
Les trente-deux sonates de Beethoven qui couvrent presque toute sa vie créatrice, depuis ses vingt-cinq jusqu'à ses cinquante-deux ans, représentent une immense évolution pendant laquelle la composition de la sonate se transforme complètement. Les premières sonates obéissent encore au schéma hérité de Haydn et de Mozart: quatre mouvements; le premier: allegro écrit dans la forme sonate; deuxième: adagio écrit dans la forme Lied; troisième: menuet ou scherzo dans un tempo modéré; quatrième: rondo, dans un tempo rapide.
Le désavantage de cette composition frappe les yeux: le mouvement le plus important, le plus dramatique, le plus long, est le premier; la succession des mouvements a donc une évolution descendante: du plus grave vers le plus léger; en outre, avant Beethoven, la sonate reste toujours à mi-chemin entre un recueil de morceaux (on joue alors souvent aux concerts des mouvements isolés des sonates) et une composition indivisible et unie. Au fur et à mesure de l'évolution de ses trente-deux sonates, Beethoven remplace progressivement le vieux schéma de la composition par un schéma plus concentré (réduit souvent à trois, voire à deux mouvements), plus dramatique (le centre de gravité se déplace vers le dernier mouvement), plus uni (surtout par la même atmosphère émotionnelle). Mais le vrai sens de cette évolution (qui par là devient une véritable révolution) n'était pas de remplacer un schéma insatisfaisant par un autre, meilleur, mais de casser le principe même du schéma compositionnel préétabli.
En effet, cette obéissance collective au schéma prescrit de la sonate ou de la symphonie a quelque chose de ridicule. Imaginons que tous les grands symphonistes, y compris Haydn et Mozart, Schumann et Brahms, après avoir pleuré dans leur adagio, se déguisent, quand arrive le dernier mouvement, en petits écoliers et se précipitent dans la cour de récréation pour y danser, sauter et crier à tue-tête que tout est bien qui finit bien. C'est ce qu'on peut appeler la "bêtise de la musique". Beethoven a compris que la seule voie pour la dépasser c'est de rendre la composition radicalement individuelle.
C'est là la première clause de son testament artistique destiné à tous les arts, à tous les artistes et que je formulerai ainsi: il ne faut pas considérer la composition (l'organisation architecturale de l'ensemble) comme une matrice préexistante, prêtée à l'auteur pour qu'il la remplisse de son invention; la composition elle-même doit être une invention, une invention qui engage toute l'originalité de l'auteur.
Je ne saurais dire à quel point ce message a été écouté et compris. Mais Beethoven lui-même a su en tirer toutes les conséquences, magistralement, dans ses dernières sonates dont chacune est composée d'une façon unique, jamais vue.
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La sonate opus 111; elle n'a que deux mouvements: le premier, dramatique, est élaboré d'une façon plus ou moins classique en forme sonate; le deuxième, au caractère méditatif, est écrit en forme de variations (forme, avant Beethoven, plutôt inhabituelle dans une sonate): pas de jeu de contrastes et de diversités, seulement une gradation continue qui ajoute toujours une nouvelle nuance à la variation précédente et donne à ce long mouvement une exceptionnelle unité de ton.
Plus chacun des mouvements est parfait dans son unité, plus il s'oppose à l'autre. Disproportion de la durée: le premier mouvement (dans l'exécution de Schnabel): 8 minutes 14; le deuxième, 17 minutes 42. La seconde moitié de la sonate est donc plus de deux fois plus longue que la première (cas sans précédent dans l'histoire de la sonate)! En outre: le premier mouvement est dramatique, le deuxième calme, réflexif. Or, commencer dramatiquement et finir par une si longue méditation, cela semble contredire tous les principes architecturaux et condamner la sonate à la perte de toute tension dramatique si chère, auparavant, à Beethoven.
Mais c'est précisément le voisinage inattendu de ces deux mouvements qui est éloquent, qui parle, qui devient le geste sémantique de la sonate, sa signification métaphorique évoquant l'image d'une vie dure, courte, et du chant nostalgique qui la suit, sans fin. Cette signification métaphorique, insaisissable par des mots et pourtant forte et insistante, donne à ces deux mouvements une unité. Unité inimitable. (On pouvait à l'infini imiter la composition impersonnelle de la sonate mozartienne; la composition de la sonate opus 111 est à tel point personnelle que son imitation serait une contrefaçon).
La sonate opus 111 me fait penser aux Palmiers sauvages de Faulkner. Là, alternent un récit d'amour et celui d'un prisonnier évadé, récits qui n'ont rien en commun, aucun personnage et même aucune parenté perceptible de motifs ou de thèmes. Composition qui ne peut servir de modèle pour aucun autre romancier; qui ne peut exister qu'une seule fois; qui est arbitraire, non-recommandable, injustifiable; injustifiable car derrière elle on entend un es muss sein qui rend toute justification superflue.
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Par son refus du système, Nietzsche change en profondeur la façon de philosopher: comme l'a défini Hannah Arendt, la pensée de Nietzsche est une pensée expérimentale. Sa première impulsion est de corroder ce qui est figé, de miner des systèmes communément acceptés, d'ouvrir des brèches pour s'aventurer dans l'inconnu; le philosophe de l'avenir sera expérimentateur, dit Nietzsche; libre de partir dans différentes directions qui peuvent, à la rigueur, s'opposer.
Si je suis partisan d'une forte présence du penser dans un roman cela ne veut pas dire que j'aime ce qu'on appelle le "roman philosophique", cet asservissement du roman à une philosophie, cette "mise en récit" des idées morales ou politiques. La pensée authentiquement romanesque (telle que le roman la connaît depuis Rabelais) est toujours asystématique; indisciplinée; elle est proche de celle de Nietzsche; elle est expérimentale; elle force des brèches dans tous les systèmes d'idées qui nous entourent; elle examine (notamment par l'intermédiaire des personnages) tous les chemins de réflexion en essayant d'aller jusqu'au bout de chacun d'eux.
Sur la pensée systématique, encore ceci: celui qui pense est automatiquement porté à systématiser; c'est son éternelle tentation (même la mienne, et même en écrivant ce livre): tentation de décrire toutes les conséquences de ses idées; de prévenir toutes les objections et de les réfuter d'avance; de barricader ainsi ses idées. Or, il faut que celui qui pense ne s'efforce pas de persuader les autres de sa vérité; il se trouverait ainsi sur le chemin d'un système; sur le lamentable chemin de l'"homme de conviction"; des hommes politiques aiment se qualifier ainsi; mais qu'est-ce qu'une conviction? c'est une pensée qui s'est arrêtée, qui s'est figée, et l'"homme de conviction" est un homme borné; la pensée expérimentale ne désire pas persuader mais inspirer; inspirer une autre pensée, mettre en branle le penser; c'est pourquoi un romancier doit systématiquement désystématiser sa pensée, donner des coups de pied dans la barricade qu'il a lui-même érigée autour de ses idées.