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Le refus nietzschéen de la pensée systématique a une autre conséquence: un immense élargissement thématique; les cloisons entre les différentes disciplines philosophiques qui ont empêché de voir le monde réel dans toute son étendue sont tombées et dès lors toute chose humaine peut devenir objet de la pensée d'un philosophe. Cela aussi rapproche la philosophie du roman: pour la première fois la philosophie réfléchit non pas sur l'épistémologie, sur l'esthétique, sur l'éthique, sur la phénoménologie de l'esprit, sur la critique de la raison, etc., mais sur tout ce qui est humain.

Les historiens ou les professeurs en exposant la philosophie nietzschéenne non seulement la réduisent, ce qui va de soi, mais la défigurent en la retournant en l'opposé de ce qu'elle est, à savoir en un système. Dans leur Nietzsche systématisé y a-t-il encore place pour ses réflexions sur les femmes, sur les Allemands, sur l'Europe, sur Bizet, sur Goethe, sur le kitsch hugolien, sur Aristophane, sur la légèreté de style, sur l'ennui, sur le jeu, sur les traductions, sur l'esprit d'obéissance, sur la possession de l'autre et sur tous les cas de figure psychologiques de cette possession, sur les savants et les limites de leur esprit, sur les Schauspieler, comédiens qui s'exhibent sur la scène de l'Histoire, y a-t-il encore place pour mille observations psychologiques, qu'on ne trouve nulle part ailleurs, sauf peut-être chez quelques rares romanciers?

Comme Nietzsche a rapproché la philosophie du roman, Musil a rapproché le roman de la philosophie. Ce rapprochement ne veut pas dire que Musil soit moins romancier que d'autres romanciers. De même que Nietzsche n'est pas moins philosophe que d'autres philosophes.

Le roman pensé de Musil accomplit lui aussi un élargissement thématique jamais vu; rien de ce qui peut être pensé n'est exclu désormais de l'art du roman.

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Quand j'avais treize, quatorze ans, j'allais prendre des leçons de composition musicale. Non pas que je fusse un enfant prodige mais en raison de la délicatesse pudique de mon père. C'était la guerre et son ami, un compositeur juif, a dû porter l'étoile jaune; les gens ont commencé à l'éviter. Mon père, ne sachant comment lui dire sa solidarité, a eu l'idée de lui demander, à ce moment précis, de me donner des leçons. On confisquait alors aux juifs leur appartement, et le compositeur devait déménager sans cesse vers un nouvel endroit, de plus en plus petit, pour finir, avant son départ pour Terezin, dans un petit logement où dans chaque pièce campaient, entassées, plusieurs personnes. Il avait chaque fois gardé son petit piano sur lequel je jouais mes exercices d'harmonie ou de polyphonie tandis que des inconnus autour de nous s'adonnaient à leurs occupations.

Il ne me reste de tout cela que mon admiration pour lui et trois ou quatre images. Surtout celle-ci: en m'accompagnant après la leçon, il s'arrête près de la porte et me dit soudain: "Il y a beaucoup de passages étonnamment faibles chez Beethoven. Mais ce sont ces passages faibles qui mettent en valeur les passages forts. C'est comme une pelouse sans laquelle nous ne pourrions pas prendre plaisir au bel arbre qui pousse sur elle".

Idée curieuse. Qu'elle me soit restée en mémoire, c'est encore plus curieux. Peut-être me suis-je senti honoré de pouvoir entendre un aveu confidentiel du maître, un secret, une grande ruse que seuls les initiés avaient le droit de connaître.

Quoi qu'il en soit, cette courte réflexion de mon maître d'alors m'a poursuivi toute ma vie (je l'ai défendue, j'ai fini par la combattre, mais je n'ai jamais douté de son importance); sans elle, ce texte, très certainement, n'aurait pas été écrit.

Mais plus chère que cette réflexion en elle-même m'est chère l'image d'un homme qui, quelque temps avant son atroce voyage, réfléchit, à haute voix, devant un enfant, sur le problème de la composition de l'œuvre d'art.

SEPTIÈME PARTIE

LE MAL-AIMÉ DE LA FAMILLE

Je me suis référé plusieurs fois à la musique de Leos Janacek. En Angleterre, en Allemagne, on le connaît bien. Mais en France? Et dans les autres pays latins? Et que peut-on en connaître? Je vais (le 15 février 1992) à la FNAC et je regarde ce qu'on peut trouver de son œuvre.

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Je trouve tout de suite Tarass Boulba (1918) et Sinfonietta (1926): les œuvres orchestrales de sa grande période; en tant qu'œuvres les plus populaires (les plus accessibles pour un mélomane moyen) on les met presque régulièrement sur le même disque.

Suite pour orchestre à cordes (1877), Idylle pour orchestre à cordes (1878), Les danses lachiques (1890). Pièces appartenant à la préhistoire de sa création et qui, par leur insignifiance, surprennent ceux qui cherchent sous la signature de Janacek une grande musique.

Je m'arrête sur les mots "préhistoire" et "grande période":

Janacek est né en 1854. Tout le paradoxe est là. Ce grand personnage de la musique moderne est l'aîné des derniers grands romantiques: il a quatre ans de plus que Puccini, six ans de plus que Mahler, dix de plus que Richard Strauss. Pendant longtemps il écrit des compositions qui, en raison de son allergie aux excès du romantisme, ne se distinguent que par leur traditionalisme accusé. Toujours insatisfait, il jalonne sa vie de partitions déchirées; c'est seulement au tournant du siècle qu'il en arrive à son propre style. Dans les années vingt, ses compositions prennent place aux programmes des concerts de musique moderne, à côté de Stravinski, Bartók, Hindemith; mais il est de trente, de quarante ans plus âgé qu'eux. Conservateur solitaire dans sa jeunesse, il est devenu novateur quand il est vieux. Mais il est toujours seul. Car, bien que solidaire des grands modernistes, il est différent d'eux. Il est parvenu à son style sans eux, son modernisme a un autre caractère, une autre genèse, d'autres racines.

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Je poursuis ma promenade entre les rayons de la FNAC; facilement, je trouve les deux quatuors (1924, 1928): c'est le sommet de Janacek; tout son expressionnisme y est concentré dans une totale perfection. Cinq enregistrements, tous excellents. Je regrette pourtant de n'avoir pu trouver (depuis longtemps je la cherche vainement en disque compact) l'interprétation la plus authentique de ces quatuors (et qui reste la meilleure), celle du quartette Janacek (l'ancien disque Supraphon 50 556; Prix de l'Académie Charles-Cros, Preis der Deutschen Schallplattenkritik).

Je m'arrête sur le mot "expressionnisme":

Bien qu'il ne s'y soit jamais référé, Janacek est en fait le seul grand compositeur auquel on pourrait appliquer ce terme, entièrement, et dans son sens littéraclass="underline" pour lui tout est expression, et aucune note n'a droit à l'existence si elle n'est expression. D'où l'absence totale de ce qui est simple "technique": transitions, développements, mécanique du remplissage contrapuntique, routine d'orchestration (par contre, attirance pour des ensembles inédits constitués de quelques instruments solo), etc. Il en résulte pour l'exécutant que, chaque note étant expression, il faut que chaque note (non seulement un motif, mais chaque note d'un motif) possède une clarté expressive maximale. Encore cette précision: l'expressionnisme allemand est caractérisé par une prédilection pour des états d'âme excessifs, le délire, la folie. Ce que j'appelle expressionnisme, chez Janacek, n'a rien à voir avec cette unilatéralité: c'est un richissime éventail émotionnel, une confrontation sans transitions, vertigineusement serrée, de la tendresse et de la brutalité, de la fureur et de la paix.