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(Il y a quelque chose de poignant sinon de tragique dans le fait que Janacek a concentré la plupart de ses forces novatrices précisément sur l'opéra, se mettant ainsi à la merci du public bourgeois le plus conservateur qu'on puisse penser. En outre: son innovation réside dans une revalorisation jamais vue du mot chanté, ce qui veut dire in concreto du mot tchèque, incompréhensible dans quatre-vingt-dix-neuf pour cent des théâtres du monde. Difficile d'imaginer une plus grande accumulation volontaire d'obstacles. Ses opéras sont le plus bel hommage jamais rendu à la langue tchèque. Hommage? Oui. En forme de sacrifice. Il a immolé sa musique universelle à une langue quasi inconnue).

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Question: si la musique est une langue supranationale, la sémantique des intonations du langage parlé a-t-elle aussi un caractère supranational? ou pas du tout? ou quand même dans une certaine mesure? Problèmes qui fascinaient Janacek. À tel point qu'il a légué dans son testament presque tout son argent à l'université de Brno pour subventionner les recherches sur l'aspect musical du langage parlé (ses rythmes, ses intonations). Mais on se fout des testaments, c'est connu.

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L'admirable fidélité de Sir Charles Mackerras à l'œuvre de Janacek signifie: saisir et défendre l'essentiel. Viser l'essentiel, c'est d'ailleurs la morale artistique de Janacek; la règle: seule une note absolument nécessaire (sémantiquement nécessaire) a droit à l'existence; d'où l'économie maximale dans l'orchestration. En débarrassant les partitions des ajouts qu'on leur avait imposés, Mackerras a restitué cette économie et a rendu ainsi plus intelligible l'esthétique janacékienne.

Mais il y a aussi une autre fidélité, à l'opposé, qui se manifeste dans la passion de ramasser tout ce qu'on peut dénicher derrière un auteur. Puisque de son vivant chaque auteur essaie de rendre public tout ce qui est essentiel, les fouilleurs de poubelles sont des passionnés de l'inessentiel.

De façon exemplaire, l'esprit fouilleur se manifeste dans l'enregistrement des pièces pour piano, pour violon ou violoncelle (ADDA 581136/37). Là, les morceaux mineurs ou nuls (transcriptions folkloriques, variantes abandonnées, œuvrettes de jeunesse, esquisses) occupent à peu près cinquante minutes, un tiers de la durée, et sont dispersés parmi les compositions de grand style. On écoute, par exemple, pendant six minutes trente, une musique d'accompagnement pour des exercices de gymnastique. Ô compositeurs, dominez-vous quand de jolies dames d'un club sportif viendront solliciter un petit service! Tournée en dérision, votre courtoisie vous survivra!

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Je continue d'examiner les rayons. Vainement, je cherche quelques belles compositions orchestrales de sa maturité (L'Enfant du ménétrier, 1912, La Ballade de Blanik, 1920), ses cantates (surtout: Ama-rus, 1898), et quelques compositions de l'époque de la formation de son style qui se distinguent par une simplicité émouvante et sans pareille: Pater noster (1901), Ave Maria (1904). Ce qui manque surtout et gravement, ce sont ses chœurs; car, dans notre siècle, rien dans ce domaine n'égale le Janacek de sa grande période, ses quatre chefs-d'œuvre: Marycka Magdonova (1906), Kantor Halfar (1906), Soixante-dix mille (1909), Le Fou errant (1922): diaboliquement difficiles, quant à la technique, ils étaient en Tchécoslovaquie excellemment exécutés; ces enregistrements n'existent, certainement, que sur d'anciens disques de la firme tchèque Supraphon mais, depuis des années, ils sont introuvables.

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Le bilan n'est donc pas tout à fait mauvais, mais il n'est pas bon non plus. Avec Janacek, il en a été ainsi dès le début. Jenufa entre sur les scènes du monde vingt ans après sa création. Trop tard. Car au bout de vingt ans le caractère polémique d'une esthétique se perd et alors sa nouveauté n'est plus perceptible. C'est pourquoi la musique de Janacek est si souvent mal comprise, et si mal exécutée; son sens historique s'est estompé; elle semble inclassable; tel un beau jardin situé à côté de l'Histoire; la question de sa place dans l'évolution (mieux: dans la genèse) de la musique moderne, on ne la pose même pas.

Si dans le cas de Broch, de Musil, de Gombrowicz, et dans un certain sens de Bartók, leur reconnaissance a été tardive à cause des catastrophes historiques (nazisme, guerre), pour Janacek c'est sa petite nation qui s'est entièrement chargée d'assumer le rôle des catastrophes.

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Les petites nations. Ce concept n'est pas quantitatif: il désigne une situation; un destin: les petites nations ne connaissent pas la sensation heureuse d'être là depuis toujours et à jamais; elles sont toutes passées, à tel ou tel moment de leur histoire, par l'antichambre de la mort; toujours confrontées à l'arrogante ignorance des grands, elles voient leur existence perpétuellement menacée ou mise en question; car leur existence est question.

Dans leur majorité, les petites nations européennes se sont émancipées et sont arrivées à leur indépendance au cours des XIXe et XXe siècles. Leur rythme d'évolution est donc spécifique. Pour l'art, cette asynchronie historique a souvent été fertile en permettant l'étrange télescopage d'époques différentes: ainsi Janacek et Bartok participèrent-ils avec ardeur à la lutte nationale de leurs peuples; c'est leur côté XIXe siècle: un sens extraordinaire du réel, un attachement aux classes populaires, à l'art populaire, un rapport plus spontané au public; ces qualités, alors disparues de l'art des grands pays, se lièrent avec l'esthétique du modernisme en un mariage surprenant, inimitable, heureux.

Les petites nations forment une "autre Europe" dont l'évolution est en contrepoint à celle des grandes. Un observateur peut être fasciné par l'intensité souvent étonnante de leur vie culturelle. Là, se manifeste l'avantage de la petitesse: la richesse en événements culturels est à la "mesure humaine"; tout le monde est capable d'embrasser cette richesse, de participer à la totalité de la vie culturelle; c'est pourquoi, dans ses meilleurs moments, une petite nation peut évoquer la vie d'une cité grecque antique.

Cette participation possible de tous à tout peut évoquer autre chose: la famille; une petite nation ressemble à une grande famille et elle aime se désigner ainsi. Dans la langue du plus petit peuple européen, en islandais, la famille se dit: fjöl-skylda; l'étymologie est éloquente: skylda veut dire: obligation; fjöl veut dire: multiple. La famille est donc une obligation multiple. Les Islandais ont un seul mot pour dire: les liens familiaux: fjöl-skyldubönd: les ficelles (bond) des obligations multiples. Dans la grande famille d'une petite nation, l'artiste est donc ligoté de multiples façons, par de multiples ficelles. Quand Nietzsche malmène bruyamment le caractère allemand, quand Stendhal proclame qu'il préfère l'Italie à sa patrie, aucun Allemand, aucun Français ne s'en offense; si un Grec ou un Tchèque osait dire la même chose, sa famille l'anathématiserait comme un détestable traître.