Dissimulées derrière leurs langues inaccessibles, les petites nations européennes (leur vie, leur histoire, leur culture) sont très mal connues; on pense, tout naturellement, que là réside le handicap principal pour la reconnaissance internationale de leur art. Or, c'est le contraire: cet art est handicapé parce que tout le monde (la critique, l'historiographie, les compatriotes comme les étrangers) le colle sur la grande photo de famille nationale et l'empêche de sortir de là. Gombrowicz: sans aucune utilité (sans aucune compétence, non plus), ses commentateurs étrangers s'escriment à expliquer son œuvre en discourant sur la noblesse polonaise, sur le baroque polonais, etc., etc. Comme le dit Proguidis (Lakis Proguidis: Un écrivain malgré la critique, Gallimard, 1989), ils le "polonisent", le "repolonisent", le repoussent en arrière dans le petit contexte national. Pourtant, ce n'est pas la connaissance de la noblesse polonaise mais la connaissance du roman mondial moderne (c'est-à-dire la connaissance du grand contexte) qui nous fera comprendre la nouveauté, et, partant, la valeur du roman gombrowiczien.
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Ô petites nations. Dans l'intimité chaleureuse, chacun y envie chacun, tout le monde y surveille tout le monde. "Familles, je vous hais!" Et encore ces autres mots de Gide: "Rien n'est plus dangereux pour toi que ta famille, que ta chambre, que ton passé... Il te faut les quitter". Ibsen, Strindberg, Joyce, Séféris l'ont su. Ils ont passé une grande partie de leur vie à l'étranger, loin du pouvoir familial. Pour Janacek, patriote candide, cela était inconcevable. Donc, il paya.
Bien sûr, tous les artistes modernes ont connu l'incompréhension et la haine; mais ils étaient en même temps entourés de disciples, de théoriciens, d'exécutants qui les défendaient et, dès le début, imposaient la conception authentique de leur art. À Brno, dans une province où il a passé toute sa vie, Janacek avait lui aussi ses fidèles, des exécutants souvent admirables (le quartette Janacek fut un des derniers héritiers de cette tradition), mais dont l'influence était trop faible. Dès les premières années du siècle, la musicologie officielle tchèque jetait sur lui son dédain. Les idéologues nationaux ne connaissant en musique d'autres dieux que Smetana, d'autres lois que smetanesques, furent agacés par son altérité. Le pape de la musicologie praguoise, le professeur Nejedly, devenu à la fin de sa vie, en 1948, ministre et maître omnipotent de la culture en Tchécoslovaquie stalinisée, ne gardait, dans sa sénilité belliqueuse, que deux grandes passions: vénération de Smetana, exécration de Janacek. Le soutien le plus efficace qui lui a été accordé sa vie durant fut celui de Max Brod; ayant traduit, entre 1918 et 1928, tous ses opéras en allemand, il leur a ouvert les frontières et les a délivrés du pouvoir exclusif de la famille jalouse. En 1924, il écrit sa monographie, la première qu'on lui a consacrée; mais il n'était pas tchèque et la première monographie janacékienne est donc allemande. La deuxième est française, éditée à Paris en 1930. En tchèque, sa première monographie complète n'a vu le jour que trente-neuf ans après celle de Brod (Jaroslav Vogeclass="underline" Janacek (Prague, 1963; traduit en anglais chez W.W.Norton and Company, 1981), une monographie détaillée, honnête mais, dans ses jugements, bornée par son horizon national et nationaliste. Bartók et Berg, les deux compositeurs les plus proches de Janacek sur la scène internationale: le premier n'est pas du tout mentionné, l'autre à peine. Et comment situer Janacek sur la carte de la musique moderne sans ces deux références?).
Franz Kafka a comparé la lutte de Brod pour Janacek à celle menée autrefois pour Dreyfus. Comparaison étonnante qui révèle le degré d'hostilité qui s'abattit sur Janacek dans son pays. De 1903 à 1916, obstinément, le Théâtre national de Prague a repoussé son premier opéra, Jenufa. À Dublin, à la même époque, de 1905 à 1914, ses compatriotes refusent à Joyce son premier livre en prose, Gens de Dublin, et en brûlent même les épreuves en 1912. L'histoire de Janacek se distingue de celle de Joyce par la perversité du dénouement: il fut obligé de voir la première de Jenufa dirigée par le chef d'orchestre qui pendant quatorze ans l'avait éconduit, qui pendant quatorze ans n'avait eu que mépris pour sa musique. Il fut obligé d'être reconnaissant. À partir de cette humiliante victoire (la partition fut rougie de corrections, de ratures, d'ajouts), on a fini, en Bohême, par le tolérer. Je dis: tolérer. Si une famille ne réussit pas à anéantir le fils mal-aimé, avec une indulgence maternelle elle l'abaisse. Le discours courant en Bohême, et qui se veut favorable à son égard, l'arrache du contexte de la musique moderne et l'emmure dans la problématique locale: passion du folklore, patriotisme morave, admiration de la Femme, de la Nature, de la Russie, de la Slavitude, et autres balivernes. Famille, je te hais. Aucune étude musicologique importante analysant la nouveauté esthétique de son œuvre n'a été écrite jusqu'aujourd'hui par aucun de ses compatriotes. Pas d'école influente de l'interprétation janacékienne qui aurait pu rendre son étrange esthétique intelligible au monde. Pas de stratégie pour faire connaître sa musique. Pas d'édition complète en disques de son œuvre. Pas d'édition complète de ses écrits théoriques et critiques.
Et, pourtant, cette petite nation n'a jamais eu aucun artiste plus grand que lui.
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Passons. Je pense à la dernière décennie de sa vie: son pays indépendant, sa musique enfin applaudie, lui-même aimé par une jeune femme; ses œuvres deviennent de plus en plus audacieuses, libres, gaies. Vieillesse picassienne. En été 1928, sa bien-aimée accompagnée de son enfant vient le voir dans sa petite maison de campagne. L'enfant s'égare dans la forêt, il va à sa recherche, court en tous sens, attrape un chaud et froid, fait une pneumonie, est emmené à l'hôpital et, quelques jours après, meurt. Elle est là avec lui. Depuis mes quatorze ans, j'entends chuchoter qu'il est mort en faisant l'amour sur son lit d'hôpital. Peu vraisemblable mais, comme aimait dire Hemingway, plus vrai que la vérité. Quel autre couronnement pour cette euphorie déchaînée que fut son âge tardif?
Voilà aussi la preuve que dans sa famille nationale il y en avait quand même qui l'aimaient. Car cette légende c'est un bouquet de fleurs déposé sur sa tombe.
HUITIÈME PARTIE
LES CHEMINS DANS LE BROUILLARD
QU'EST-CE QUE L'IRONIE?
Dans la quatrième partie du Livre du rire et de l'oubli, Tamina, l'héroïne, a besoin du service de son amie Bibi, une jeune graphomane; pour gagner sa sympathie, elle arrange à son intention une rencontre avec un écrivain de province nommé Banaka. Celui-ci explique à la graphomane que les vrais écrivains d'aujourd'hui ont renoncé à l'art désuet du roman: "Vous savez, le roman est le fruit d'une illusion humaine. L'illusion de pouvoir comprendre autrui. Mais que savons-nous les uns des autres?.. Tout ce qu'on peut faire c'est présenter un rapport sur soi-même... Tout le reste est mensonge". Et l'ami de Banaka, un professeur de philosophie: "Depuis James Joyce déjà nous savons que la plus grande aventure de notre vie est l'absence d'aventures... L'odyssée d'Homère s'est transportée au-dedans. Elle s'est intériorisée". Quelque temps après la parution du livre, j'ai trouvé ces mots en épigraphe à un roman français. Cela m'a beaucoup flatté mais aussi embarrassé car, à mes yeux, ce que Banaka et son ami disaient n'était que des crétineries sophistiquées. À l'époque, dans les années soixante-dix, je les ai entendues partout autour de moi: bavardage universitaire cousu de vestiges de structuralisme et de psychanalyse.