Cette poésie kafkaïenne m'évoque, par opposition, un autre roman qui lui aussi est l'histoire d'une arrestation et d'un procès: 1984 d'Orwell, le livre qui servit pendant des décennies de référence constante aux professionnels de l'antitotalitarisme. Dans ce roman qui veut être le portrait horrifiant d'une imaginaire société totalitaire, il n'y a pas de fenêtres; là, on n'entrevoit pas la jeune fille frêle avec une cruche se remplissant d'eau; ce roman est imperméablement fermé à la poésie; roman? une pensée politique déguisée en roman; la pensée, certes lucide et juste mais déformée par son déguisement romanesque qui la rend inexacte et approximative. Si la forme romanesque obscurcit la pensée d'Orwell, lui donne-t-elle quelque chose en retour? Éclaire-t-elle le mystère des situations humaines auxquelles n'ont accès ni la sociologie ni la politologie? Non: les situations et les personnages y sont d'une platitude d'affiche. Est-elle donc justifiée au moins en tant que vulgarisation de bonnes idées? Non plus. Car les idées mises en roman n'agissent plus comme idées mais précisément comme roman, et dans le cas de 1984 elles agissent en tant que mauvais roman avec toute l'influence néfaste qu'un mauvais roman peut exercer.
L'influence néfaste du roman d'Orwell réside dans l'implacable réduction d'une réalité à son aspect purement politique et dans la réduction de ce même aspect à ce qu'il a d'exemplairement négatif. Je refuse de pardonner cette réduction sous prétexte qu'elle était utile comme propagande dans la lutte contre le mal totalitaire. Car ce mal, c'est précisément la réduction de la vie à la politique et de la politique à la propagande. Ainsi le roman d'Orwell, malgré ses intentions, fait lui-même partie de l'esprit totalitaire, de l'esprit de propagande. Il réduit (et apprend à réduire) la vie d'une société haïe en la simple énumération de ses crimes.
Quand je parle, un an ou deux après la fin du communisme, avec les Tchèques, j'entends dans le discours de tout un chacun cette tournure devenue rituelle, ce préambule obligatoire de tous leurs souvenirs, de toutes leurs réflexions: "après ces quarante ans d'horreur communiste", ou: "les horribles quarante ans", et surtout: "les quarante ans perdus". Je regarde mes interlocuteurs: ils n'ont été ni forcés à l'émigration, ni emprisonnés, ni chassés de leur emploi, ni même mal vus; tous, ils ont vécu leur vie dans leur pays, dans leur appartement, dans leur travail, ont eu leurs vacances, leurs amitiés, leurs amours; par l'expression "quarante horribles années", ils réduisent leur vie à son seul aspect politique. Mais même l'histoire politique des quarante ans passés, l'ont-ils vraiment vécue comme un seul bloc indifférencié d'horreurs? Ont-ils oublié les années où ils regardaient les films de Forman, lisaient les livres de Hrabal, fréquentaient les petits théâtres non conformistes, racontaient des centaines de blagues et, dans la gaieté, se moquaient du pouvoir? S'ils parlent, tous, de quarante années horribles, c'est qu'ils ont orwellisé le souvenir de leur propre vie qui, ainsi, a posteriori, dans leur mémoire et dans leur tête, est devenue dévalorisée ou même carrément annulée (quarante ans perdus).
K., même dans la situation de l'extrême privation de liberté, est capable de voir une jeune fille frêle dont la cruche lentement se remplit. J'ai dit que ces moments sont comme des fenêtres qui fugitivement s'ouvrent sur un paysage situé loin du procès de K. Sur quel paysage? Je développerai la métaphore: les fenêtres ouvertes dans le roman de Kafka donnent sur le paysage de Tolstoï; sur le monde où des personnages, même dans les moments les plus cruels, gardent une liberté de décision qui donne à la vie cette heureuse incalculabilité qui est la source de la poésie. Le monde extrêmement poétique de Tolstoï est à l'opposé du monde de Kafka. Mais pourtant grâce à la fenêtre entrouverte, tel un souffle de nostalgie, telle une brise à peine sensible, il entre dans l'histoire de K. et y reste présent.
TRIBUNAL ET PROCÈS
Les philosophes de l'existence aimaient insuffler une signification philosophique aux mots du langage quotidien. Il m'est difficile de prononcer les mots angoisse ou bavardage sans penser au sens que leur a donné Heidegger. Les romanciers, sur ce point, ont précédé les philosophes. En examinant les situations de leurs personnages, ils élaborent leur propre vocabulaire avec, souvent, des mots-clés qui ont le caractère d'un concept et dépassent la signification définie par les dictionnaires. Ainsi Crébillon fils emploie le mot moment comme mot-concept du jeu libertin (l'occasion momentanée où une femme peut être séduite) et le lègue à son époque et à d'autres écrivains. Ainsi Dostoïevski parle d'humiliation, Stendhal de vanité. Kafka grâce au Procès nous lègue au moins deux mots-concepts devenus indispensables pour la compréhension du monde moderne: tribunal et procès. Il nous les lègue: cela veut dire, il les met à notre disposition, pour que nous les utilisions, les pensions et repensions en fonction de nos expériences propres.
Le tribunal; il ne s'agit pas de l'institution juridique destinée à punir ceux qui ont transgressé les lois d'un État; le tribunal dans le sens que lui a donné Kafka est une force qui juge, et qui juge parce qu'elle est force; c'est sa force et rien d'autre qui confère au tribunal sa légitimité; quand il voit les deux intrus entrer dans sa chambre, K. reconnaît cette force dès le premier moment et il se soumet.
Le procès intenté par le tribunal est toujours absolu; cela veut dire: il concerne non pas un acte isolé, un crime déterminé (un vol, une fraude, un viol) mais la personnalité de l'accusé dans son ensemble: K. cherche sa faute dans "les événements les plus infimes" de toute sa vie; Bézoukhov, dans notre siècle, serait donc accusé à la fois pour son amour et pour sa haine de Napoléon. Et aussi pour son ivrognerie, car, étant absolu, le procès concerne la vie publique ainsi que privée; Brod condamne K. à mort parce qu'il ne voit chez les femmes que la "sexualité la plus basse"; je me rappelle les procès politiques à Prague en 1951; dans des tirages énormes, on a distribué les biographies des accusés; c'est alors que pour la première fois j'ai lu un texte pornographique: le récit d'une orgie pendant laquelle le corps nu d'une accusée couvert de chocolat (en pleine époque de pénurie!) a été léché par les langues d'autres accusés, futurs pendus; au commencement de l'effondrement graduel de l'idéologie communiste, le procès contre Karl Marx (procès qui culmine aujourd'hui avec le déboulonnement de ses statues en Russie et ailleurs) fut entamé par l'attaque de sa vie privée (le premier livre anti-Marx que j'ai lu: le récit de ses rapports sexuels avec sa bonne); dans La Plaisanterie, un tribunal de trois étudiants juge Ludvik pour une phrase qu'il avait envoyée à sa petite amie; il se défend en disant l'avoir écrite à toute vitesse, sans réfléchir; on lui répond: "ainsi au moins nous savons ce qui se cache en toi"; car tout ce que l'accusé dit, murmure, pense, tout ce qu'il cache en lui sera livré à la disposition du tribunal.
Le procès est absolu en ceci encore qu'il ne reste pas dans les limites de la vie de l'accusé; si tu perds le procès, dit l'oncle à K., "tu seras rayé de la société, et toute ta parenté avec"; la culpabilité d'un juif contient celle des juifs de tous les temps; la doctrine communiste sur l'influence de l'origine de classe englobe dans la faute de l'accusé la faute de ses parents et grands-parents; dans le procès qu'il fait à l'Europe pour le crime de colonisation, Sartre n'accuse pas les colons, mais l'Europe, toute l'Europe, l'Europe de tous les temps; car "le colon est dans chacun de nous", car "un homme, chez nous, ça veut dire un complice puisque nous avons tous profité de l'exploitation coloniale". L'esprit du procès ne reconnaît aucune prescriptibilité; le passé lointain est aussi vivant qu'un événement d'aujourd'hui; et même une fois mort, tu n'échapperas pas: il y a des mouchards au cimetière.