La mémoire du procès est colossale, mais c'est une mémoire toute particulière qu'on peut définir comme l'oubli de tout ce qui n'est pas crime. Le procès réduit donc la biographie de l'accusé en criminographie; Victor Farias (dont le livre Heidegger et le nazisme est un exemple classique de criminographie) trouve dans la première jeunesse du philosophe les racines de son nazisme sans se préoccuper le moins du monde où se trouvent les racines de son génie; les tribunaux communistes, pour punir une déviation idéologique de l'accusé, mettaient à l'index toute son œuvre (ainsi étaient interdits dans les pays communistes Lukács et Sartre, par exemple, même avec leurs textes procommunistes); "pourquoi nos rues portent-elles encore les noms de Picasso, Aragon, Eluard, Sartre?" se demande en 1991, dans une ivresse post-communiste, un journal parisien; on est tenté de répondre: pour la valeur de leurs œuvres! Mais dans son procès contre l'Europe, Sartre a bien dit ce que cela représente, les valeurs: "nos chères valeurs perdent leurs ailes; à les regarder de près, on n'en trouvera pas une qui ne soit tachée de sang"; les valeurs tachées ne sont plus valeurs; l'esprit du procès c'est la réduction de tout à la morale; c'est le nihilisme absolu à l'égard de tout ce qui est travail, art, œuvre.
Avant même que les intrus ne viennent l'arrêter, K. aperçoit un vieux couple qui, de la maison en face, le regarde "avec une curiosité tout à fait insolite"; ainsi, dès le début, le chœur antique des concierges entre en jeu; Amalia, du Château, n'a jamais été ni accusée ni condamnée, mais il est notoirement connu que l'invisible tribunal s'est offusqué contre elle et cela suffit pour que tous les villageois, de loin, l'évitent; car si le tribunal impose un régime du procès à un pays, tout le peuple est embrigadé dans les grandes manœuvres du procès et centuple son efficacité; tout un chacun sait qu'il peut être accusé à n'importe quel moment et il rumine d'avance une autocritique; l'autocritique: asservissement de l'accusé à l'accusateur; renoncement à son moi; façon de s'annuler en tant qu'individu; après la révolution communiste de 1948, une jeune fille tchèque de famille riche s'est sentie coupable pour ses privilèges non mérités d'enfant nantie; pour battre sa coulpe, elle est devenue une communiste à tel point fervente qu'elle a publiquement renié son père; aujourd'hui, après la disparition du communisme, elle subit de nouveau un jugement et se sent de nouveau coupable; passée par la broyeuse de deux procès, de deux autocritiques, elle n'a derrière elle que le désert d'une vie reniée; même si on lui a rendu entre-temps toutes les maisons confisquées jadis à son père (renié), elle n'est aujourd'hui qu'un être annulé; doublement annulé; auto-annulé.
Car on intente un procès non pas pour rendre justice mais pour anéantir l'accusé; comme l'a dit Brod: celui qui n'aime personne, qui ne connaît que le flirt, il faut qu'il meure; ainsi K. est égorgé; Boukharine pendu. Même quand on intente un procès à des morts c'est afin de pouvoir les mettre une seconde fois à mort: en brûlant leurs livres; en écartant leurs noms des manuels scolaires; en démolissant leurs monuments; en débaptisant les rues qui ont porté leur nom.
LE PROCÈS CONTRE LE SIÈCLE
Depuis à peu près soixante-dix ans l'Europe vit sous un régime de procès. Parmi les grands artistes du siècle, combien d'accusés... Je ne vais parler que de ceux qui représentaient quelque chose pour moi. Il y eut, à partir des années vingt, les traqués du tribunal de la morale révolutionnaire: Bounine, Andreïev, Meyerhold, Pilniak, Veprik (musicien juif russe, martyr oublié de l'art moderne; il osa, contre Staline, défendre l'opéra condamné de Chostakovitch; on le fourra dans un camp; je me souviens de ses compositions pour piano qu'aimait jouer mon père), Mandelstam, Halas (poète adoré du Ludvik de La Plaisanterie; traqué post mortem pour sa tristesse jugée contrerévolutionnaire). Puis, il y eut les traqués du tribunal nazi: Broch (sa photo est sur ma table de travail d'où il me regarde, la pipe à la bouche), Schônberg, Werfel, Brecht, Thomas et Heinrich Mann, Musil, Vancura (le prosateur tchèque que j'aime le plus), Bruno Schulz. Les empires totalitaires ont disparu avec leurs procès sanglants mais l'esprit du procès est resté comme héritage, et c'est lui qui règle les comptes. Ainsi sont frappés de procès: les accusés de sympathies pro-nazies:
Hamsun, Heidegger (toute la pensée de la dissidence tchèque lui est redevable, Patocka en tête), Richard Strauss, Gottfried Benn, von Doderer, Drieu la Rochelle, Céline (en 1992, un demi-siècle après la guerre, un préfet indigné refuse de classer sa maison comme monument historique); les partisans de Mussolini: Pirandello, Malaparte, Marinetti, Ezra Pound (pendant des mois l'armée américaine l'a tenu dans une cage, sous le soleil brûlant d'Italie, comme une bête; dans son atelier à Reykjavik, Kristjân Davidsson me montre une grande photo de lui: "Depuis cinquante ans, il m'accompagne partout où je vais"); les pacifistes munichois: Giono, Alain, Morand, Montherlant, Saint-John Perse (membre de la délégation française à Munich, il participait au plus près à l'humiliation de mon pays natal); puis, les communistes et leurs sympathisants: Maïakovski (aujourd'hui, qui se souvient de sa poésie d'amour, de ses incroyables métaphores?), Gorki, G.B. Shaw, Brecht (qui subit ainsi son second procès), Eluard (cet ange exterminateur qui ornait sa signature de l'image de deux épées), Picasso, Léger, Aragon (comment pourrais-je oublier qu'il m'a tendu la main à un moment difficile de ma vie?), Nezval (son autoportrait à l'huile est accroché à côté de ma bibliothèque), Sartre. Certains subissent un double procès, accusés d'abord de trahison envers la révolution, accusés ensuite en raison des services qu'ils lui avaient rendus auparavant: Gide (symbole de tout le mal, pour les anciens pays communistes), Chostakovitch (pour racheter sa musique difficile, il fabriquait des inepties pour les besoins du régime; il prétendait que pour l'histoire de l'art une non-valeur est chose nulle et non avenue; il ne savait pas que pour le tribunal c'est précisément la non-valeur qui compte), Breton, Malraux (accusé hier d'avoir trahi les idéaux révolutionnaires, accusable demain de les avoir eus), Tibor Déry (quelques proses de cet écrivain communiste, emprisonné après le massacre de Budapest, furent pour moi la première grande réponse littéraire, non-propagandiste, au stalinisme). La fleur la plus exquise du siècle, l'art moderne des années vingt et trente, fut même triplement accusée: par le tribunal nazi d'abord, en tant qu'Entartete Kunst, "art dégénéré"; par le tribunal communiste ensuite, en tant que "formalisme élitiste étranger au peuple"; et enfin, par le tribunal du capitalisme triomphant, en tant qu'art ayant trempé dans les illusions révolutionnaires.
Comment est-il possible que le chauvin de la Russie soviétique, le faiseur de propagande versifiée, celui que Staline lui-même appela "le plus grand poète de notre époque", comment est-il possible que Maïakovski demeure pourtant un immense poète, un des plus grands? Avec sa capacité d'enthousiasme, avec ses larmes d'émotion qui l'empêchent de voir clairement le monde extérieur, la poésie lyrique, cette déesse intouchable, n'a-t-elle pas été prédestinée à devenir, un jour fatal, l'embellisseuse des atrocités et leur "servante au grand cœur"? Voilà les questions qui m'ont fasciné quand, il y a vingt-trois ans, j'ai écrit La vie est ailleurs, roman où Jaromil, un jeune poète de moins de vingt ans, devient le serviteur exalté du régime stalinien. J'ai été effaré quand des critiques, faisant pourtant l'éloge de mon livre, voyaient dans mon héros un faux poète, voire un salaud. À mes yeux, Jaromil était un poète authentique, une âme innocente; sans cela je n'aurais vu aucun intérêt à mon roman. Est-ce moi, le coupable du malentendu? Me suis-je mal exprimé? Je ne le crois pas. Être un vrai poète et adhérer en même temps (comme Jaromil ou Maïakovski) à une incontestable horreur est un scandale. C'est par ce mot que les Français désignent un événement injustifiable, inacceptable, qui contredit la logique et qui est pourtant réel. Nous sommes tous inconsciemment tentés d'éluder les scandales, de faire comme s'ils n'existaient pas. C'est pourquoi nous préférons dire que les grandes figures de la culture compromises avec les horreurs de notre siècle étaient des salauds; c'est logique, c'est dans l'ordre des choses; mais ce n'est pas vrai; ne serait-ce qu'à cause de leur vanité, sachant qu'ils sont vus, regardés, jugés, les artistes, les philosophes sont anxieusement soucieux d'être honnêtes et courageux, d'être du bon côté et dans le vrai. Ce qui rend le scandale encore plus indéchiffrable. Si on ne veut pas sortir de ce siècle aussi bête qu'on y est entré, il faut abandonner le moralisme facile du procès et penser l'énigme de ce scandale, la penser jusqu'au bout, même si cela doit nous mener à une remise en question de toutes les certitudes que nous avons sur l'homme en tant que tel.