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Chaque premier chapitre des dix-huit parties de Tom Jones, de Fielding, est un court essai. Le premier traducteur français, au XVIIIe siècle, les a tous, purement et simplement, éliminés en alléguant qu'ils ne répondaient pas au goût des Français. Tourgueniev reprochait à Tolstoï les passages essayistiques traitant de la philosophie de l'Histoire dans La Guerre et la Paix. Tolstoï commença à douter de lui-même et, sous la pression des conseils, il élimina ces passages pour la troisième édition du roman. Heureusement, plus tard, il les réincorpora.

Il y a une réflexion romanesque comme il y a un dialogue et une action romanesques. Les longues réflexions historiques dans La Guerre et la Paix sont impensables hors du roman, par exemple dans une revue scientifique. À cause du langage, bien sûr, plein de comparaisons et de métaphores intentionnellement naïves. Mais surtout parce que Tolstoï parlant de l'Histoire ne s'intéresse pas, comme le ferait un historien, à la description exacte des événements, à leurs conséquences pour la vie sociale, politique, culturelle, à l'évaluation du rôle d'un tel ou d'un tel, etc.; il s'intéresse à l'Histoire en tant que nouvelle dimension de l'existence humaine.

L'Histoire est devenue expérience concrète de tout un chacun vers le début du XIXe siècle, pendant ces guerres napoléoniennes dont parle La Guerre et la Paix, ces guerres, d'un choc, firent comprendre à chaque Européen que le monde autour de lui se trouve en proie à un changement perpétuel qui s'ingère dans sa vie, la transforme et la maintient en branle. Avant le XIXe siècle, les guerres, les révoltes étaient ressenties comme des catastrophes naturelles, la peste ou un tremblement de terre. Les gens n'apercevaient dans les événements historiques ni une unité ni une continuité et ne pensaient pas pouvoir infléchir leur course. Jacques le Fataliste de Diderot fut enrôlé dans un régiment, puis blessé gravement dans une bataille; toute sa vie en sera marquée, il boitera jusqu'à la fin de ses jours. Pourtant, de cette bataille si importante pour Jacques, le roman ne dit rien. Et quoi dire, d'ailleurs? Et pourquoi le dire? Toutes les guerres étaient pareilles. Dans les romans du XVIIIe siècle le moment historique n'est déterminé que très approximativement. C'est seulement avec le début du XIXe siècle, à partir de Scott et de Balzac, que toutes les guerres ne semblent plus pareilles et que les personnages de romans vivent dans un temps précisément daté.

Tolstoï revient aux guerres napoléoniennes avec un recul de cinquante ans. Dans son cas, la nouvelle perception de l'Histoire ne s'inscrit pas seulement dans la structure du roman devenue de plus en plus apte à capter (dans les dialogues, par les descriptions) le caractère historique des événements racontés; ce qui l'intéresse en premier lieu c'est le rapport de l'homme à l'Histoire (sa capacité de la dominer ou de lui échapper, d'être libre à l'égard d'elle ou non) et il aborde ce problème directement, en tant que thème de son roman, thème qu'il examine par tous les moyens, y compris la réflexion romanesque.

Tolstoï polémique contre l'idée que l'Histoire est faite par la volonté et par la raison des grands personnages. Selon lui, l'Histoire se fait elle-même, obéissant à ses propres lois mais qui restent obscures à l'homme. Les grands personnages "étaient des instruments inconscients de l'Histoire, ils accomplissaient une œuvre dont le sens leur échappait". Plus loin: "La Providence contraignait chacun de ces hommes à collaborer, tout en poursuivant des buts personnels, à un unique et grandiose résultat, dont aucun d'eux, que ce fût Napoléon ou Alexandre ou encore moins l'un quelconque des acteurs, n'avait la moindre idée". Et encore: "L'homme vit consciemment pour lui-même, mais participe inconsciemment à la poursuite des buts historiques de l'humanité tout entière". D'où cette conclusion énorme: "L'Histoire, c'est-à-dire la vie inconsciente, générale, grégaire de l'humanité..." (Je souligne moi-même les formules-clés).

Par cette conception de l'Histoire, Tolstoï dessine l'espace métaphysique dans lequel ses personnages se meuvent. Ne connaissant ni le sens de l'Histoire ni sa course future, ne connaissant même pas le sens objectif de leurs propres actes (par lesquels ils participent "inconsciemment" aux événements dont "le sens leur échappe") ils avancent dans leur vie comme on avance dans le brouillard. Je dis brouillard, non pas obscurité. Dans l'obscurité, on ne voit rien, on est aveugle, on est à la merci, on n'est pas libre. Dans le brouillard, on est libre, mais c'est la liberté de celui qui est dans le brouillard: il voit à cinquante mètres devant lui, il peut nettement distinguer les traits de son interlocuteur, il peut se délecter de la beauté des arbres qui jalonnent le chemin et même observer ce qui se passe à proximité et réagir.

L'homme est celui qui avance dans le brouillard. Mais quand il regarde en arrière pour juger les gens du passé il ne voit aucun brouillard sur leur chemin. De son présent, qui fut leur avenir lointain, leur chemin lui paraît entièrement clair, visible dans toute son étendue. Regardant en arrière, l'homme voit le chemin, il voit les gens qui s'avancent, il voit leurs erreurs, mais le brouillard n'est plus là. Et pourtant, tous, Heidegger, Maïakovski, Aragon, Ezra Pound, Gorki, Gottfried Benn, Saint-John Perse, Giono, tous ils marchaient dans le brouillard, et on peut se demander: qui est le plus aveugle? Maïakovski qui en écrivant son poème sur Lénine ne savait pas où mènerait le léninisme? Ou nous qui le jugeons avec le recul des décennies et ne voyons pas le brouillard qui l'enveloppait?

L'aveuglement de Maïakovski fait partie de l'éternelle condition humaine.

Ne pas voir le brouillard sur le chemin de Maïakovski, c'est oublier ce qu'est l'homme, oublier ce que nous sommes nous-mêmes.

NEUVIÈME PARTIE

LÀ, VOUS N'ÊTES PAS CHEZ VOUS, MON CHER

1

Vers la fin de sa vie, Stravinski a décidé de rassembler toute son œuvre en une grande édition discographique dans sa propre exécution, comme pianiste ou chef d'orchestre, afin qu'existe une version sonore autorisée de toute sa musique. Cette volonté d'assumer lui-même le rôle de l'exécutant a souvent provoqué une réaction irritée: avec quel acharnement, dans son livre édité en 1961, Ernest Ansermet a-t-il voulu se moquer de lui: quand Stravinski dirige l'orchestre, il est saisi "d'une telle panique qu'il serre son pupitre contre le podium de peur de tomber, qu'il ne peut quitter du regard une partition qu'il connaît pourtant par cœur, et qu'il compte les temps!"; il interprète sa musique "littéralement et en esclave"; "en tant qu'exécutant toute joie l'abandonne".

Pourquoi ce sarcasme?

J'ouvre la correspondance de Stravinski: l'échange épistolaire avec Ansermet commence en 1914; cent quarante-six lettres de Stravinski: mon cher Ansermet, mon cher, mon cher ami, bien cher, mon cher Ernest; pas l'ombre d'une tension; puis, comme un coup de tonnerre:

"Paris, le 14 octobre 1937:

En toute hâte, mon cher, il n'y a aucune raison de faire ces coupures dans Jeu de cartes joué au concert... Les pièces de ce genre sont des suites de danses dont la forme est rigoureusement symphonique et qui ne demandent aucune explication à donner au public, car il ne s'y trouve point d'éléments descriptifs, illustrant l'action scénique, qui puissent entraver l'évolution symphonique des morceaux qui se suivent.

S'il vous est venu par la tête cette idée étrange de me demander d'y faire des coupures, c'est que l'enchaînement des morceaux composant Jeu de cartes vous paraît personnellement un peu ennuyeux. Je n'y peux vraiment rien. Mais ce qui m'étonne surtout, c'est que vous tâchiez de me convaincre, moi, d'y faire des coupures, moi qui viens de diriger cette pièce à Venise et qui vous ai raconté avec quelle joie le public l'a accueillie. Ou bien vous avez oublié ce que je vous ai raconté, ou bien vous n'attachez pas grande importance à mes observations et à mon sens critique. D'autre part, je ne crois vraiment pas que votre public soit moins intelligent que celui de Venise.