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Et penser que c'est vous qui me proposez de découper ma composition, avec toutes les chances de la déformer, afin que celle-ci soit mieux comprise du public, - vous qui n'avez pas eu peur de ce public en lui jouant une œuvre aussi risquée au point de vue succès et compréhension de vos auditeurs que la Symphonie d'instruments à vent!

Je ne peux donc pas vous laisser faire des coupures dans Jeu de cartes; je crois qu'il vaut mieux ne pas le jouer du tout qu'à contrecœur.

Je n'ai plus rien à ajouter, et là-dessus je mets un point".

Le 15 octobre, réponse d'Ansermet:

"Je vous demanderai seulement si vous me pardonneriez la petite coupure dans la marche de la seconde mesure de 45 jusqu'à la seconde mesure de 58".

Stravinski réagit le 19 octobre:

"...Je regrette, mais je ne puis vous accorder aucune coupure dans Jeu de cartes.

L'absurde coupure que vous me demandez estropie ma petite marche qui a sa forme et son sens constructif dans l'ensemble de la composition (sens constructif que vous prétendez défendre). Vous découpez ma marche uniquement parce que la partie de son milieu et de son développement vous plaît moins que le reste. Ce n'est pas uni raison suffisante à mes yeux et je voudrais vous dire: "Mais vous n'êtes pas chez vous, mon cher", je ne vous avais jamais dit: "Tenez, vous avez ma partition et vous en ferez ce que bon vous plaira".

Je vous répète: ou vous jouez Jeu de cartes tel quel ou vous ne le jouez pas du tout.

Vous semblez ne pas avoir compris que ma lettre du 14 octobre était très catégorique sur ce point".

Par la suite, ils n'échangeront que quelques lettres, laconiques, froides. En 1961, Ansermet édite en Suisse un volumineux livre musicologique avec un long chapitre qui est une attaque contre l'insensibilité de la musique de Stravinski (et contre son incompétence en tant que chef d'orchestre). Ce n'est qu'en 1966 (vingt-neuf ans après leur dispute) qu'on peut lire cette petite réponse de Stravinski à une lettre réconciliante d'Ansermet:

"Mon cher Ansermet, votre lettre m'a touché. Nous sommes tous les deux assez âgés pour ne pas penser à la fin de nos jours; et je ne voudrais pas finir ces jours avec le poids pénible d'une inimitié".

Formule archétypale dans une situation archétypale: c'est ainsi que souvent, à la fin de leur vie, des amis qui se sont trahis font un trait sur leur hostilité, froidement, sans pour autant redevenir amis.

L'enjeu de la dispute qui a fait exploser l'amitié est clair: les droits d'auteur de Stravinski, droits d'auteur dits moraux; la colère de l'auteur qui ne supporte pas qu'on touche à son œuvre; et, de l'autre côté, la vexation d'un interprète qui ne tolère pas l'orgueil de l'auteur et essaie de tracer des limites à son pouvoir.

2

J'écoute Le Sacre du printemps dans l'interprétation de Léonard Bernstein; le célèbre passage lyrique dans les Rondes printanières me paraît suspect; j'ouvre la partition:

Ce qui, dans l'interprétation de Bernstein, devient:

Le charme inédit du passage cité consiste dans la tension entre le lyrisme de la mélodie et le rythme, mécanique et en même temps bizarrement irrégulier; si ce rythme n'est pas observé exactement, avec une précision d'horloge, si on le rubatise, si à la fin de chaque phrase on prolonge la dernière note (ce que fait Bernstein), la tension disparaît et le passage se banalise.

Je pense aux sarcasmes d'Ansermet. Je préfère cent fois l'interprétation précise de Stravinski, même s'il "serre son pupitre contre le podium de peur de tomber et compte les temps".

3

Dans sa monographie de Janacek, Jaroslav Vogel, lui-même chef d'orchestre, s'arrête sur les retouches qu'a apportées Kovarovic à la partition de Jenufa. Il les approuve et les défend. Attitude étonnante; car même si les retouches de Kovarovic étaient efficaces, bonnes, raisonnables, elles sont inacceptables par principe, et l'idée même de faire l'arbitrage entre la version d'un créateur et celle de son correcteur (censeur, adaptateur) est perverse. Sans aucun doute, on pourrait écrire mieux telle ou telle phrase d'A la recherche du temps perdu. Mais où trouver ce fou qui voudrait lire un Proust amélioré?

En plus, les retouches de Kovarovic sont tout sauf bonnes ou raisonnables. Comme preuve de leur justesse, Vogel cite la dernière scène où après la découverte de son enfant assassiné, après l'arrestation de sa marâtre, Jenufa se trouve seule avec Laca. Jaloux de Steva, Laca avait autrefois, par vengeance, balafré le visage de Jenufa; maintenant, Jenufa lui pardonne: c'est par amour qu'il l'avait blessée; de même qu'elle aussi avait péché par amour:

Ce "comme moi autrefois", allusion à son amour pour Steva, est dit très rapidement, comme un petit cri, sur les notes aiguës qui montent et s'interrompent; comme si Jenufa évoquait quelque chose qu'elle voudrait oublier immédiatement. Kovarovic élargit la mélodie de ce passage (il "la fait s'épanouir", comme le dit Vogel) en la transformant ainsi:

N'est-ce pas, dit Vogel, que le chant de Jenufa devient plus beau sous la plume de Kovarovic? N'est-ce pas qu'en même temps le chant reste tout à fait janacékien? Oui, si on voulait pasticher Janacek, on ne pourrait faire mieux. N'empêche que la mélodie ajoutée est une absurdité. Tandis que chez Janacek Jenufa rappelle rapidement, avec une horreur retenue, son "péché", chez Kovarovic elle s'attendrit à ce souvenir, elle s'attarde sur lui, elle en est émue (son chant prolonge les mots: amour, moi et autrefois). Ainsi, face à Laca, elle chante la nostalgie de Steva, rival de Laca, elle chante l'amour pour Steva qui est la cause de tout son malheur! Comment Vogel, partisan passionné de Janacek, a-t-il pu défendre un tel non-sens psychologique? Comment a-t-il pu le sanctionner en sachant que la révolte esthétique de Janacek a sa racine précisément dans le refus de l'irréalisme psychologique courant dans la pratique de l'opéra? Comment est-il possible d'aimer quelqu'un et en même temps à tel point de le mécomprendre?

4

Pourtant, et là Vogel a raison: ce sont les retouches de Kovarovic qui, rendant l'opéra un peu plus conventionnel, ont participé à son succès. "Laissez-nous un peu vous déformer, Maître, et on vous aimera". Mais vient le moment où le Maître refuse d'être aimé à ce prix et préfère être détesté et compris.

Quels sont les moyens que possède un auteur pour se faire comprendre tel qu'il est? Pas très nombreux, pour Hermann Broch dans les années trente et dans l'Autriche coupée de l'Allemagne devenue fasciste, ni plus tard, dans la solitude de son émigration: quelques conférences, où il exposait son esthétique du roman; puis, des lettres aux amis, à ses lecteurs, aux éditeurs, aux traducteurs; il n'a rien négligé étant, par exemple, extrêmement soucieux des petits textes publiés sur la jaquette de ses livres. Dans une lettre à son éditeur, il proteste contre la proposition de quatrième page de couverture pour Les Somnambules qui met son roman en comparaison avec Hugo von Hofmannsthal et Italo Svevo. Il avance une contre-proposition: le mettre en parallèle avec Joyce et Gide.