Arrêtons-nous sur cette proposition: quelle est, en fait, la différence entre le contexte Broch-Svevo-Hofmannsthal et le contexte Broch-Joyce-Gide? Le premier contexte est littéraire dans le sens large et vague du mot; le second est spécifiquement romanesque (c'est du Gide des Faux-Monnayeurs que Broch se réclame). Le premier contexte est un petit contexte, c'est-à-dire local, centre-européen. Le deuxième est un grand contexte, c'est-à-dire international, mondial. En se plaçant à côté de Joyce et de Gide, Broch insiste pour que son roman soit perçu dans le contexte du roman européen; il se rend compte que Les Somnambules, de même qu'Ulysse ou Les Faux-Monnayeurs, est une œuvre qui révolutionne la forme romanesque, qui crée une autre esthétique du roman, et que celle-ci ne peut être comprise que sur la toile de fond de l'histoire du roman en tant que tel.
Cette exigence de Broch est valable pour toute œuvre importante. Je ne le répéterai jamais assez: la valeur et le sens d'une œuvre peuvent être appréciés seulement dans le grand contexte international. Cette vérité devient particulièrement impérieuse pour tout artiste se trouvant dans un relatif isolement. Un surréaliste français, un auteur du "nouveau roman", un naturaliste du XIXe siècle, sont tous portés par une génération, par un mouvement mondialement connu, leur programme esthétique précède, pour ainsi dire, leur œuvre. Mais Gombrowicz, où le situer? Comment comprendre son esthétique?
Il quitte son pays en 1939, quand il a trente-cinq ans. Comme pièce d'identité d'artiste il emporte avec lui un seul livre, Ferdydurke, roman génial, en Pologne à peine connu, totalement inconnu ailleurs. Il débarque loin de l'Europe, en Argentine. Il est inimaginablement seul. Jamais les grands écrivains argentins ne se sont rapprochés de lui. L'émigration polonaise anticommuniste est peu curieuse de son art. Pendant quatorze ans, sa situation reste inchangée, et vers 1953 il se met à écrire et à éditer son Journal. On n'y apprend pas grand-chose sur sa vie, c'est avant tout un exposé de sa position, une perpétuelle auto-explication, esthétique et philosophique, un manuel de sa "stratégie", ou encore mieux: c'est son testament; non qu'il pensât alors à sa mort, il a voulu imposer, comme volonté dernière et définitive, sa propre compréhension de lui-même et de son œuvre.
Il délimite sa position par trois refus-clés: refus de la soumission à l'engagement politique de l'émigration polonaise (non pas qu'il ait des sympathies procommunistes mais parce que le principe de l'art engagé lui répugne); refus de la tradition polonaise (selon lui, on peut faire quelque chose de valable pour la Pologne seulement en s'opposant à la "polonité", en secouant son pesant héritage romantique); refus, enfin, du modernisme occidental des années soixante, modernisme stérile, "déloyal envers la réalité", impuissant dans l'art du roman, universitaire, snob, absorbé par son auto-théorisation (non pas que Gombrowicz soit moins moderne, mais son modernisme est différent). C'est surtout cette troisième "clause du testament" qui est importante, décisive et en même temps opiniâtrement mécomprise.
Ferdydurke a été édité en 1937, un an avant La Nausée, mais, Gombrowicz inconnu, Sartre célèbre, La Nausée a pour ainsi dire confisqué, dans l'histoire du roman, la place due à Gombrowicz. Tandis que dans La Nausée la philosophie existentialiste a pris un accoutrement romanesque (comme si un professeur, pour amuser les élèves qui s'endorment, décidait de leur donner une leçon en forme de roman), Gombrowicz a écrit un vrai roman qui renoue avec l'ancienne tradition du roman comique (dans le sens de Rabelais, de Cervantes, de Fiel-ding) si hien que les problèmes existentiels, dont il était passionné non moins que Sartre, apparaissent chez lui sous un jour non-sérieux et drôle.
Ferdydurke est une de ces œuvres majeures (avec Les Somnambules, avec L'Homme sans qualités) qui inaugurent, selon moi, le "troisième temps" de l'histoire du roman en faisant ressusciter l'expérience oubliée du roman prébalzacien et en s'emparant des domaines considérés naguère comme réservés à la philosophie. Que La Nausée, et non pas Ferdydurke, soit devenue l'exemple de cette nouvelle orientation a eu de fâcheuses conséquences: la nuit de noces de la philosophie et du roman s'est déroulée dans l'ennui réciproque. Découvertes vingt, trente ans après leur naissance, l'œuvre de Gombrowicz, celles de Broch, de Musil (et celle de Kafka, bien sûr) n'avaient plus la force nécessaire pour séduire une génération et créer un mouvement; interprétées par une autre école esthétique qui, à beaucoup d'égards, leur était opposée, elles étaient respectées, admirées même, mais incomprises, si bien que le plus grand tournant dans l'histoire du roman de notre siècle est passé inaperçu.
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Tel était aussi, j'en ai déjà parlé, le cas de Janacek. Max Brod se mit à son service comme au service de Kafka: avec une ardeur désintéressée. Rendons-lui cette gloire: il s'est mis au service des deux plus grands artistes qui ont jamais vécu dans le pays où je suis né. Kafka et Janacek: tous les deux mésestimés; tous les deux avec une esthétique difficile à saisir; tous les deux victimes de la petitesse de leur milieu. Prague représentait pour Kafka un énorme handicap. Il y était isolé du monde littéraire et éditorial allemand, et cela lui a été fatal. Ses éditeurs se sont très peu occupés de cet auteur que, en personne, ils connaissaient à peine. Joachim Unseld, fils d'un grand éditeur allemand, consacre un livre à ce problème et démontre que c'était là la raison la plus probable (je trouve cette idée très réaliste) pour laquelle Kafka n'achevait pas des romans que personne ne lui réclamait. Car si un auteur n'a pas la perspective concrète d'éditer son manuscrit, rien ne le pousse à y mettre la dernière touche, rien ne l'empêche de ne pas l'écarter provisoirement de sa table et de passer à autre chose.
Pour les Allemands, Prague n'était qu'une ville de province, de même que Brno pour les Tchèques. Tous les deux, Kafka et Janacek, étaient donc des provinciaux. Tandis que Kafka était quasi inconnu dans un pays dont la population lui était étrangère, Janacek, dans le même pays, était bagatellisé par les siens.
Qui veut comprendre l'incompétence esthétique du fondateur de la kafkologie devrait lire sa monographie de Janacek. Monographie enthousiaste qui, certainement, a beaucoup aidé le maître mésestimé. Mais qu'elle est faible, qu'elle est naïve! Avec de grands mots, cosmos, amour, compassion, humiliés et offensés, musique divine, âme hypersensible, âme tendre, âme d'un rêveur, et sans la moindre analyse structurale, sans la moindre tentative pour saisir l'esthétique concrète de la musique janacékienne. Connaissant la haine de la musicologie praguoise envers le compositeur de province, Brod a voulu prouver que Janacek faisait partie de la tradition nationale et qu'il était parfaitement digne du très-grand Smetana, l'idole de l'idéologie nationale tchèque. Il s'est à tel point laissé obnubiler par cette polémique tchèque, provinciale, bornée, que toute la musique du monde s'est enfuie de son livre, et que de tous les compositeurs de tous les temps n'y restait mentionné que le seul Smetana.
Ah, Max, Max! Il ne faut jamais se précipiter sur le terrain de l'adversaire! Là, tu ne trouveras que foule hostile, arbitres vendus! Brod n'a pas profité de sa position de non-Tchèque pour déplacer Janacek dans le grand contexte, le contexte cosmopolite de la musique européenne, le seul où il pouvait être défendu et compris; il le réenferma dans son horizon national, le coupa de la musique moderne, et scella son isolement. Les premières interprétations collent à une œuvre, elle ne s'en débarrassera pas. De même que la pensée de Brod restera à jamais perceptible dans toute la littérature sur Kafka, de même Janacek souffrira à jamais de la provincialisation que lui ont infligée ses compatriotes et que Brod a confirmée.