Le souhait de détruire concerne donc seulement deux catégories d'écrits, clairement délimitées:
- en premier lieu, avec une insistance particulière: les écrits intimes: lettres, journaux;
- en deuxième lieu: les nouvelles et les romans qu'il n'a pas réussi, selon son jugement, à mener à bien.
8
Je regarde une fenêtre, en face. Vers le soir la lumière s'allume. Un homme entre dans la pièce. Tête baissée il fait les cent pas; de temps en temps il se passe la main dans les cheveux. Puis, tout à coup, il s'aperçoit que la pièce est éclairée et qu'on peut le voir. D'un geste brusque il tire le rideau. Pourtant, il n'était pas en train de fabriquer de la fausse monnaie; il n'avait rien à cacher sauf lui-même, sa façon de marcher dans la chambre, sa façon d'être négligemment habillé, sa façon de se caresser les cheveux. Son bien-être est conditionné par sa liberté de n'être pas vu.
La pudeur est l'une des notions-clés des Temps modernes, époque individualiste qui, aujourd'hui, imperceptiblement, s'éloigne de nous; pudeur: réaction épidermique pour défendre sa vie privée; pour exiger un rideau sur une fenêtre; pour insister afin qu'une lettre adressée à A ne soit pas lue par B. L'une des situations élémentaires du passage à l'âge adulte, l'un des premiers conflits avec les parents c'est la revendication d'un tiroir pour ses lettres et ses carnets, la revendication d'un tiroir à clé; on entre dans l'âge adulte par la révolte de la pudeur.
Une vieille utopie révolutionnaire, fasciste ou communiste: la vie sans secrets, où vie publique et vie privée ne font qu'un. Le rêve surréaliste cher à Breton: la maison de verre, maison sans rideaux où l'homme vit sous les yeux de tous. Ah, la beauté de la transparence! La seule réalisation réussie de ce rêve: une société totalement contrôlée par la police.
J'en parle dans L'Insoutenable Légèreté de l'être: Jan Prochazka, grande personnalité du Printemps de Prague, est devenu, après l'invasion russe en 1968, un homme sous haute surveillance. Il fréquentait alors souvent un autre grand opposant, le professeur Vaclav Cerny, avec lequel il aimait boire et causer. Toutes leurs conversations étaient secrètement enregistrées et je soupçonne les deux amis de l'avoir su et de s'en être fichus. Mais un jour, en 1970 ou 1971, voulant discréditer Prochazka, la police a diffusé ces conversations en feuilleton à la radio. De la part de la police c'était un acte audacieux et sans précédent. Et, fait surprenant: elle a failli réussir; sur le coup, Prochazka fut discrédité: car, dans l'intimité, on dit n'importe quoi, on parle mal des amis, on dit des gros mots, on n'est pas sérieux, on raconte des plaisanteries de mauvais goût, on se répète, on amuse son interlocuteur en le choquant par des énormités, on a des idées hérétiques qu'on n'avoue pas publiquement, etc. Bien sûr, nous agissons tous comme Prochazka, dans l'intimité nous calomnions nos amis, disons des gros mots; agir autrement en privé qu'en public est l'expérience la plus évidente de tout un chacun, le fondement sur lequel repose la vie de l'individu; curieusement, cette évidence reste comme inconsciente, non avouée, occultée sans cesse par les rêves lyriques sur la transparente maison de verre, elle est rarement comprise comme la valeur des valeurs qu'il faut défendre. Ce n'est donc que progressivement (mais avec une rage d'autant plus grande) que les gens se sont rendu compte que le vrai scandale ce n'étaient pas les mots osés de Prochazka mais le viol de sa vie; ils se sont rendu compte (comme par un choc) que le privé et le public sont deux mondes différents par essence et que le respect de cette différence est la condition sine qua non pour qu'un homme puisse vivre en homme libre; que le rideau qui sépare ces deux mondes est intouchable et que les arracheurs de rideaux sont des criminels. Et comme les arracheurs de rideaux étaient au service d'un régime haï, ils furent tenus unanimement pour des criminels particulièrement méprisables.
Quand, de cette Tchécoslovaquie truffée de micros, je suis ensuite arrivé en France j'ai vu à la une d'un magazine une grande photo de Jacques Brel qui se cachait le visage, traqué par des photographes devant l'hôpital où il soignait son cancer déjà avancé. Et, soudain, j'ai eu le sentiment de rencontrer le même mal que celui devant lequel j'avais fui mon pays; la radiodiffusion des conversations de Prochazka et la photographie d'un chanteur mourant qui cache son visage me semblaient appartenir au même monde; je me suis dit que la divulgation de l'intimité de l'autre, dès qu'elle devient habitude et règle, nous fait entrer dans une époque dont l'enjeu le plus grand est la survie ou la disparition de l'individu.
9
Il n'y a presque pas d'arbres en Islande, et ceux qui y sont se trouvent tous dans des cimetières; comme s'il n'y avait pas de morts sans arbres, comme s'il n'y avait pas d'arbres sans morts. On les plante non pas à côté de la tombe, comme dans l'idyllique Europe centrale, mais au milieu pour que celui qui passe soit forcé d'imaginer les racines qui, en bas, transpercent le corps. Je me promène avec Elvar D. dans le cimetière de Reykjavik; il s'arrête devant une tombe où l'arbre est encore tout petit; il y a à peine un an, on a enterré son ami; il se met à se souvenir de lui à haute voix: sa vie privée était marquée d'un secret, d'ordre sexuel, probablement. "Comme les secrets provoquent une curiosité irritée, ma femme, mes filles, les gens autour de moi ont insisté pour que je leur en parle. À un point tel que mes rapports avec ma femme, dès lors, se sont gâchés. Je ne pouvais pas lui pardonner sa curiosité agressive, elle ne m'a pas pardonné mon silence, preuve pour elle du peu de confiance que je lui faisais". Puis, il sourit et: "Je n'ai rien trahi, dit-il. Car je n'avais rien à trahir. Je me suis interdit de vouloir connaître les secrets de mon ami et je ne les connais pas". Je l'écoute fasciné: depuis mon enfance j'entends dire que l'ami est celui avec qui tu partages tes secrets et qui a même le droit, au nom de l'amitié, d'insister pour les connaître. Pour mon Islandais, l'amitié c'est autre chose: c'est être un gardien devant la porte où l'ami cache sa vie privée; c'est être celui qui n'ouvrira jamais cette porte; qui à personne ne permettra de l'ouvrir.
10
Je pense à la fin du Procès: les deux messieurs sont penchés au-dessus de K. qu'ils égorgent: "De ses yeux qui s'obscurcissaient K. vit encore, tout près de son visage, joue contre joue, les deux messieurs observer le dénouement: "Comme un chien!" dit K.; c'était comme si la honte devait lui survivre".
Le dernier substantif du Procès: la honte. Sa dernière image: des visages étrangers, tout près de son visage, le touchant presque, observent l'état le plus intime de K., son agonie. Dans le dernier substantif, dans la dernière image, la situation fondamentale de tout le roman est condensée: être, à n'importe quel moment, accessible dans sa chambre à coucher; se faire manger son petit déjeuner; être disponible, jour et nuit, pour se rendre aux convocations; voir confisquer les rideaux qui couvrent sa fenêtre; ne pouvoir fréquenter qui on veut; ne plus s'appartenir à soi-même; perdre le statut d'individu. Cette transformation d'un homme de sujet en objet, on l'éprouve comme une honte.