C'est pourquoi aucun des trois recueils de nouvelles que Kafka a lui-même composés et fait éditer (Méditations, Un médecin de campagne, Un champion de jeûne) n'est présenté ici dans la forme que Kafka lui a donnée; ces recueils ont tout simplement disparu; les proses particulières les constituant sont dispersées parmi d'autres proses (parmi des esquisses, des fragments, etc.) selon le principe chronologique; huit cents pages de proses de Kafka deviennent ainsi un flot où tout se dissout dans tout, un flot informe comme seule l'eau peut l'être, l'eau qui coule et entraîne avec elle bon et mauvais, achevé et non-achevé, fort et faible, esquisse et œuvre.
Brod, déjà, avait proclamé la "vénération fanatique" dont il entourait chaque mot de Kafka. Les éditeurs de l'œuvre de Kafka manifestent la même vénération absolue pour tout ce que leur auteur a touché. Mais il faut comprendre le mystère de la vénération absolue: elle est en même temps, et fatalement, le déni absolu de la volonté esthétique de l'auteur. Car la volonté esthétique se manifeste aussi bien par ce que l'auteur a écrit que par ce qu'il a supprimé. Supprimer un paragraphe exige de sa part encore plus de talent, de culture, de force créatrice que de l'avoir écrit. Publier ce que l'auteur a supprimé est donc le même acte de viol que censurer ce qu'il a décidé de garder.
Ce qui est valable pour les suppressions dans le microcosme d'un ouvrage particulier est valable pour les suppressions dans le macrocosme d'une œuvre complète. Là aussi, à l'heure du bilan, l'auteur, guidé par ses exigences esthétiques, écarte souvent ce qui ne le satisfait pas. Ainsi, Claude Simon ne permet plus la réimpression de ses premiers livres. Faulkner a proclamé explicitement ne vouloir laisser comme trace "rien d'autre que les livres imprimés", autrement dit rien de ce que les fouilleurs de poubelles allaient trouver après sa mort. Il demandait donc la même chose que Kafka et il fut obéi comme lui: on a édité tout ce qu'on a pu dénicher. J'achète la Symphonie no 1 de Mahler sous la direction de Seiji Ozawa. Cette symphonie en quatre mouvements en comportait d'abord cinq, mais après la première exécution Mahler a écarté définitivement le deuxième qu'on ne trouve dans aucune partition imprimée. Ozawa l'a réinséré dans la symphonie; ainsi tout un chacun peut enfin comprendre que Mahler était très lucide en le supprimant. Dois-je continuer? La liste est sans fin.
La façon dont on a édité en France l'œuvre complète de Kafka ne choque personne; elle répond à l'esprit du temps: "Kafka se lit tout entier, explique l'éditeur; parmi ses différents modes d'expression, aucun ne peut revendiquer une dignité plus grande que les autres. Ainsi en a décidé la postérité que nous sommes; c'est un jugement que l'on constate et qu'il faut accepter. On va parfois plus loin: non seulement on refuse toute hiérarchie entre les genres, on nie qu'il existe des genres, on affirme que Kafka parle partout le même langage. Enfin se réaliserait avec lui le cas partout cherché ou toujours espéré d'une coïncidence parfaite entre le vécu et l'expression littéraire".
"Coïncidence parfaite entre le vécu et l'expression littéraire". Ce qui n'est qu'une variante du slogan de Sainte-Beuve: "Littérature inséparable de son auteur". Slogan qui rappelle: "L'unité de la vie et de l'œuvre". Ce qui évoque la célèbre formule faussement attribuée à Goethe: "La vie comme une œuvre d'art". Ces locutions magiques sont à la fois lapalissade (bien sûr, ce que l'homme fait est inséparable de lui), contrevérité (inséparable ou non, la création dépasse la vie), cliché lyrique (l'unité de la vie et de l'œuvre "toujours cherchée et partout espérée" se présente comme état idéal, utopie, paradis perdu enfin retrouvé), mais, surtout, elles trahissent le désir de refuser à l'art son statut autonome, de le repousser là d'où il est surgi, dans la vie de l'auteur, de le diluer dans cette vie, et de nier ainsi sa raison d'être (si une vie peut être œuvre d'art, à quoi bon des œuvres d'art?). On se moque de l'ordre que Kafka a décidé de donner à la succession des nouvelles dans ses recueils, car la seule succession valable est celle dictée par la vie elle-même. On se fiche du Kafka artiste qui nous met dans l'embarras avec son esthétique obscure, car on veut Kafka en tant qu'unité du vécu et de l'écriture, le Kafka qui avait un rapport difficile avec le père et ne savait pas comment s'y prendre avec les femmes. Hermann Broch a protesté quand on a mis son œuvre dans un petit contexte avec Svevo et Hofmannsthal. Pauvre Kafka, même ce petit contexte ne lui a pas été concédé. Quand on parle de lui, on ne rappelle ni Hofmannsthal, ni Mann, ni Musil, ni Broch; on ne lui laisse qu'un seul contexte: Felice, le père, Milena, Dora; il est renvoyé dans le mini-mini-mini-contexte de sa biographie, loin de l'histoire du roman, très loin de l'art.
13
Les Temps modernes ont fait de l'homme, de l'individu, d'un ego pensant, le fondement de tout. De cette nouvelle conception du monde résulte aussi la nouvelle conception de l'œuvre d'art. Elle devient l'expression originale d'un individu unique. C'est dans l'art que l'individualisme des Temps modernes se réalisait, se confirmait, trouvait son expression, sa consécration, sa gloire, son monument.
Si une œuvre d'art est l'émanation d'un individu et de son unicité, il est logique que cet être unique, l'auteur, possède tous les droits sur ce qui est émanation exclusive de lui. Après un long processus qui dure depuis des siècles, ces droits prennent leur forme juridiquement définitive pendant la Révolution française, laquelle reconnut la propriété littéraire comme "la plus sacrée, la plus personnelle de toutes les propriétés".
Je me rappelle le temps où j'étais envoûté par la musique populaire morave: la beauté des formules mélodiques; l'originalité des métaphores. Comment sont-elles nées, ces chansons? Collectivement? Non; cet art a eu ses créateurs individuels, ses poètes et ses compositeurs de village, mais qui, une fois leur invention lâchée de par le monde, n'ont eu aucune possibilité de la suivre et de la protéger contre les changements, les déformations, les éternelles métamorphoses. J'étais alors très près de ceux qui voyaient dans ce monde sans propriété artistique une sorte de paradis; un paradis où la poésie a été faite par tous et pour tous.
J'évoque ce souvenir pour dire que le grand personnage des Temps modernes, l'auteur, n'émerge que progressivement durant les siècles derniers, et que, dans l'histoire de l'humanité, l'époque des droits d'auteur est un moment fugitif, bref comme un éclair de magnésium. Pourtant, sans le prestige de l'auteur et de ses droits le grand essor de l'art européen des siècles derniers aurait été impensable, et avec lui la plus grande gloire de l'Europe. La plus grande gloire, ou peut-être la seule car, s'il est nécessaire de le rappeler, ce n'est pas grâce à ses généraux ni à ses hommes d'État que l'Europe fut admirée même par ceux qu'elle avait fait souffrir.
Avant que le droit d'auteur ne devienne loi, il a fallu un certain état d'esprit disposé à respecter l'auteur. Cet état d'esprit qui pendant des siècles lentement s'est formé me semble se défaire aujourd'hui. Sinon, on ne pourrait pas accompagner une publicité pour papier hygiénique avec des mesures d'une symphonie de Brahms. Ou éditer sous des applaudissements les versions raccourcies des romans de Stendhal. Si l'état d'esprit qui respecte l'auteur existait encore, les gens se demanderaient: Brahms serait-il d'accord? Stendhal ne se fâcherait-il pas?
Je prends connaissance de la nouvelle rédaction de la loi sur les droits d'auteur: les problèmes des écrivains, des compositeurs, des peintres, des poètes, des romanciers y occupent une place infime, la plupart du texte étant consacrée à la grande industrie dite audiovisuelle. Incontestablement, cette immense industrie exige des règles du jeu complètement nouvelles. Car la situation a changé: ce qu'on persiste à appeler art est de moins en moins "expression d'un individu original et unique". Comment le scénariste d'un film qui a coûté des millions peut-il faire valoir ses droits moraux (c'est-à-dire le droit d'empêcher de toucher à ce qu'il a écrit) quand, à cette création, a participé un bataillon d'autres personnes qui se tiennent elles aussi pour auteurs et dont les droits moraux se limitent réciproquement; et comment revendiquer quoi que ce soit contre la volonté du producteur qui, sans être auteur, est certainement le seul vrai patron du film.