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Une émission à la télévision: trois femmes célèbres et admirées proposent collectivement que les femmes aussi aient le droit d'être ensevelies au Panthéon. Il faut, disent-elles, penser à la signification symbolique de cet acte. Et elles avancent tout de suite les noms de quelques grandes dames mortes qui, selon elles, pourraient y être transférées.

Revendication juste, sûrement; pourtant, quelque chose me trouble: ces dames mortes qu'on pourrait illico transférer au Panthéon ne reposent-elles pas à côté de leurs maris? Certainement; et elles l'ont voulu ainsi. Que va-t-on donc faire des maris? Les transférer eux aussi? Difficilement; n'étant pas assez importants ils devront rester là où ils sont, et les dames déménagées passeront leur éternité dans une solitude de veuves.

Puis, je me dis: et les hommes? mais oui, les hommes! Ils se trouvent peut-être volontairement au Panthéon! C'est après leur mort, sans demander leur avis, et certainement contre leur dernière volonté, qu'on a décidé de les changer en symboles et de les séparer de leurs femmes.

Après la mort de Chopin, les patriotes polonais ont charcuté son cadavre pour lui enlever le cœur. Ils ont nationalisé ce pauvre muscle et l'ont enterré en Pologne.

On traite un mort comme un déchet ou comme un symbole. Envers son individualité disparue, c'est le même irrespect.

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Ah, il est si facile de désobéir à un mort. Si malgré cela, parfois, on se soumet à sa volonté, ce n'est pas par peur, par contrainte, c'est parce qu'on l'aime et qu'on refuse de le croire mort. Si un vieux paysan à l'agonie a prié son fils de ne pas abattre le vieux poirier devant la fenêtre, le poirier ne sera pas abattu tant que le fils se souviendra avec amour de son père.

Cela n'a pas grand-chose à faire avec une foi religieuse en la vie éternelle de l'âme. Tout simplement un mort que j'aime ne sera jamais mort pour moi. Je ne peux même pas dire: je l'ai aimé; non, je l'aime. Et si je refuse de parler de mon amour pour lui au temps passé, cela veut dire que celui qui est mort est. C'est là peut-être que se trouve la dimension religieuse de l'homme. En effet, l'obéissance à la dernière volonté est mystérieuse: elle dépasse toute réflexion pratique et rationnelle: le vieux paysan ne saura jamais, dans sa tombe, si le poirier est abattu ou non; pourtant, il est impossible au fils qui l'aime de ne pas lui obéir.

Jadis, j'ai été ému (je le suis toujours) par la conclusion du roman de Faulkner, Les Palmiers sauvages. La femme meurt après l'avortement raté, l'homme reste en prison, condamné pour dix ans; on lui apporte dans sa cellule un comprimé blanc, du poison; mais il écarte vite l'idée de suicide, car sa seule façon de prolonger la vie de la femme aimée c'est de la garder dans son souvenir.

"...Quand elle eut cessé d'être, la moitié du souvenir cessa d'être également; et si je cesse d'être alors tout souvenir cessera d'être aussi. Oui, pensa-t-ilj entre le chagrin et le néant c'est le chagrin que je choisis".

Plus tard, écrivant Le Livre du rire et de l'oubli, je me suis plongé dans le personnage de Tamina qui a perdu son mari et essaie désespérément de retrouver, de rassembler des souvenirs dispersés pour reconstruire un être disparu, un passé révolu; c'est alors que j'ai commencé à comprendre que, dans un souvenir, on ne retrouve pas la présence du mort; les souvenirs ne sont que la confirmation de son absence; dans les souvenirs le mort n'est qu'un passé qui pâlit, qui s'éloigne, inaccessible.

Pourtant, s'il m'est impossible de jamais tenir pour mort l'être que j'aime, comment se manifestera sa présence?

Dans sa volonté que je connais et à laquelle je resterai fidèle. Je pense au vieux poirier qui restera devant la fenêtre tant que le fils du paysan sera vivant.