Выбрать главу

Cette chose entend les vagues, pensa le Pistolero. Quoi que ce soit, c’est pourvu d’oreilles. Il voulut se relever mais ses jambes, trop engourdies, se dérobèrent.

Je suis toujours dans mon rêve, songea-t-il. Mais, si troublé qu’il fût, une telle hypothèse était trop tentante pour être vraiment crédible. Il fit un nouvel essai pour se redresser, y parvint presque, puis retomba sur le dos. La vague allait déferler. Le temps manquait de nouveau. Il fallait qu’il se déplace presque de la même manière que la créature à sa droite : les deux mains plantées dans la grève et tirant le poids mort de ses jambes et de ses fesses loin du flot montant.

Il ne s’éloigna pas assez pour éviter totalement la vague mais se trouvait suffisamment hors d’atteinte pour que l’eau ne recouvre que ses bottes. Elle lécha ses jambes jusqu’en dessous des genoux, puis battit en retraite. Peut-être que la première vague n’est pas montée aussi haut que je le pensais, se prit-il à espérer.

Une demi-lune brillait dans le ciel. Elle était voilée par la brume, mais sa clarté restait suffisante pour lui révéler la couleur trop sombre de ses étuis. Les revolvers pour le moins avaient été mouillés. Impossible de déterminer la gravité des choses, toutefois, ni de savoir si les balles dans les barillets et dans les ceinturons avaient elles aussi souffert. Avant de vérifier, il lui fallait s’extirper de l’eau. Il fallait…

— O-ce que choc ?

Beaucoup plus près, cette fois. Dans son angoisse de voir ses munitions trempées, il avait fini par oublier la créature rejetée par les flots. Il regarda autour de lui et vit qu’elle se trouvait à moins d’un mètre, pattes accrochées aux galets, tirant vers lui sa carapace encroûtée de sable, soulevant son corps charnu, hérissé, qui, un instant, évoqua celui d’un scorpion — à ceci près que Roland ne vit nul dard à l’autre extrémité.

Nouveau rugissement, plus fort encore. La bête s’arrêta aussitôt, se redressa, pinces en garde dans sa singulière version de la Posture d’Honneur.

La vague était plus grosse. Roland recommença de se traîner sur la grève et, quand il tendit les mains, la créature jaillit à une vitesse que sa lenteur précédente ne laissait pas soupçonner.

Le Pistolero ressentit une vive onde de souffrance dans la main droite mais il n’avait guère le temps de s’y attarder. Il prit appui sur les talons de ses bottes détrempées, s’agrippa des deux mains et réussit à échapper à la vague.

— I-ce que chic ? s’enquit le monstre de cette voix plaintive qui semblait répéter interminablement : Vas-tu m’aider, oui ou non ? Es-tu insensible à mon désespoir ? Et Roland vit disparaître l’index et le majeur de sa main droite dans le bec denté. La créature réitéra son assaut et, cette fois, Roland n’eut que le temps de relever sa main dégoulinante de sang pour sauver les autres doigts.

— Eut-ce que chule ? A-ce que châle ?

Le Pistolero se releva, chancelant. La créature déchira la toile gorgée d’eau de son jean, cisailla une botte dont le vieux cuir, bien que souple, n’en avait pas moins la résistance du métal, et préleva un morceau de chair sur le bas du mollet.

Il dégaina de sa main droite. Ce n’est que lorsqu’il vit le revolver tomber sur le sable qu’il s’aperçut que deux de ses doigts manquaient pour accomplir cet antique cérémonial de mort.

La monstruosité se tourna vers l’objet tombé avec un claquement de bec avide.

— Non, saleté ! grogna Roland qui lui décocha un coup de pied.

Ce fut comme s’il avait frappé un rocher… mais un rocher qui aurait mordu. Le bout de sa botte fut nettement sectionné, ainsi que la majeure partie de son gros orteil. La botte entière lui fut arrachée du pied.

Il se baissa et ramassa l’arme. Elle lui échappa et il jura, avant de réussir finalement à la prendre en main. Ce qui jadis avait été si simple qu’il n’avait même pas à y réfléchir se transformait à présent en prouesse de jongleur.

Tassée sur la botte du Pistolero, la créature la déchiquetait tout en poursuivant le charabia ininterrompu de ses questions. Une lame roula vers la grève, et l’écume qui frangeait sa crête était d’une pâleur cadavérique dans la clarté du demi-disque lunaire. L’homarstruosité cessa de s’acharner sur sa prise et leva de nouveau les pinces dans sa pose de boxeur.

Roland dégaina de la main gauche, pressa trois fois la détente.

Clic… clic… clic…

Il était maintenant fixé sur les balles des barillets.

Il rengaina le pistolet de gauche. Pour celui de droite, ce fut une autre affaire : il dut faire pivoter le canon de l’autre main avant de le lâcher au-dessus de l’étui pour le laisser reprendre sa place. Le bois dur des crosses était visqueux de sang ; ce même sang qui tachait aussi le cuir de l’étui et le jean. Il jaillissait des moignons qui remplaçaient maintenant ses deux doigts manquants.

Son pied droit abondamment mâchonné était encore trop engourdi pour faire mal, mais sa main droite était un incendie de douleur. Les spectres de ses doigts autrefois si talentueux et rompus à leur art — ces doigts qui se décomposaient déjà dans les sucs digestifs du monstre — hurlaient qu’ils étaient toujours là, et se tordaient dans le martyre des flammes.

Je pressens de sérieux ennuis, songea faiblement le Pistolero.

La vague reflua. La monstruosité abaissa ses pinces, ouvrit un nouveau trou dans la botte du Pistolero puis décida que le propriétaire de ladite botte était infiniment plus succulent que ce morceau de cuir mort qu’elle venait de détacher.

— Eut-ce que chule ? s’enquit l’animal en se ruant à nouveau sur lui, toujours à la même vitesse, effroyable.

Le Pistolero battit en retraite, porté par des jambes qu’il sentait à peine et prenant conscience d’avoir affaire à une créature douée de quelque intelligence. Prudente dans son approche, elle devait l’avoir déjà guetté de loin sur la grève, pour mieux s’informer des capacités de cette proie éventuelle. Si la vague ne l’avait pas réveillé, elle lui aurait probablement arraché la figure pendant qu’il était encore plongé dans son rêve. Maintenant, la créature s’était fait une opinion : ce gibier s’avérait non seulement délicieux mais des plus vulnérables. Une proie facile.

Elle était presque sur lui, cette horreur de plus d’un mètre de long, haute d’une bonne trentaine de centimètres, pesant dans les trente-cinq kilos. Elle semblait mue par un instinct carnassier aussi puissant que celui de David, le faucon de sa jeunesse… mais sans les vestiges de loyauté du noble oiseau.

Le talon du Pistolero rencontra une pierre qui affleurait sous le sable et il chancela, tombant presque à la renverse.

— O-ce que choc ? demanda la chose — avec sollicitude, sembla-t-il —, tenant le Pistolero sous le regard oscillant de ses yeux pédonculés et tendant vers lui ses pinces…

Puis une vague déferla, et les pinces remontèrent en Posture d’Honneur. Elles se mirent toutefois à trembler imperceptiblement, et Roland comprit que c’était une réponse au bruit du ressac. Puis le bruit faiblit peu à peu.

Toujours à reculons, le Pistolero enjamba la pierre sur laquelle il avait failli tomber puis se baissa au moment où la vague se fracassait sur les galets, dans un grondement infernal. Sa tête n’était qu’à quelques pouces du faciès d’insecte de la chose et l’une des pinces aurait fort bien pu lui arracher les yeux, mais l’une et l’autre, pareilles à des poings crispés, restaient levées de part et d’autre de son bec de perroquet.