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Les mains du Pistolero se tendirent vers la pierre. Elle était de belle taille, à demi enfouie dans le sable, et sa main mutilée se tordit de douleur quand les grains et les arêtes tranchantes travaillèrent la chair à vif. Mais il parvint à desceller le bloc et le souleva, tandis que ses lèvres se retroussaient haut sur les gencives dans un rictus de souffrance.

— A-ce que… commença le monstre, rabaissant ses pinces et les ouvrant alors que la vague se brisait, que le vacarme refluait.

De toutes ses forces, le Pistolero projeta la pierre.

Le dos segmenté de la créature se fracassa. Pattes et pinces s’agitèrent convulsivement sous la masse qui l’accablait. L’arrière-train se soulevait et retombait, se soulevait et retombait. De bourdonnantes explosions de douleur se substituèrent aux questions. Elle rouvrit ses pinces pour les refermer sur le vide. Son semblant de bec claqua en n’attrapant plus que des grains de sable et des galets.

Et pourtant, quand la vague suivante s’approcha de la grève, l’homarstruosité tenta une fois de plus de redresser les pinces, et ce fut alors que la botte valide du Pistolero lui écrasa la tête. Le bruit ressemblait à celui d’une poignée de brindilles que l’on froisse. Un liquide épais gicla sous le talon de Roland et se projeta dans deux directions. Ça avait l’air noir. La créature s’arqua, se tordit, frénétique. Le Pistolero pesa de tout son poids.

Une vague déferla.

Les pinces de l’horreur se soulevèrent… de trois, quatre centimètres, tremblèrent puis retombèrent, s’ouvrant et se fermant par saccades.

Roland souleva sa botte. Le bec denté, qui l’avait amputé à vif d’un orteil et de deux doigts, s’ouvrit avec lenteur puis, tout aussi lentement, se referma. Une antenne gisait brisée sur le sable. L’autre vibrait sans plus de raison.

Il écarta la pierre du pied, effort qui lui arracha un gémissement, puis longeant par la droite le corps de la créature, y imprima méthodiquement sa botte gauche, section par section, broyant la carapace, éclaboussant le sable gris foncé d’entrailles livides. Le monstre était mort et bien mort, mais n’allait pas s’en tirer à si bon compte. De toute son étrange existence, le Pistolero n’avait jamais été si fondamentalement atteint, et tout s’était passé de façon si inattendue.

Il continua de broyer le cadavre de son agresseur jusqu’au moment où il vit le bout d’un de ses doigts dans la bouillie acide, vit sous l’ongle la blanche poussière du golgotha, là où lui et l’homme en noir avaient tenu leur longue, très longue palabre. Puis il se détourna et vomit.

Il retourna vers l’océan tel un ivrogne, crispant sa main blessée contre le tissu de sa chemise, se retournant de temps à autre pour voir si la créature n’était pas toujours en vie, comme ces guêpes qu’on écrase encore et encore et qui pourtant se tortillent toujours, assommées mais pas mortes. Pour s’assurer qu’elle ne le suivait pas, ne le poursuivait pas de sa voix lugubre et désespérée, de ses incompréhensibles interrogations.

Il s’arrêta au milieu de la plage, chancelant, et contempla les galets jonchés de varech à l’endroit même où il était revenu à lui, tandis que les souvenirs remontaient dans sa mémoire. Il avait apparemment sombré dans le sommeil juste en dessous de la ligne laissée sur la grève par les plus hautes marées. Puis il ramassa sa bourse et sa botte déchirée.

Dans la lumière glabre de la lune, il vit d’autres créatures comme celle qui l’avait attaqué, et dans la césure entre une vague et une autre, entendit résonner leurs questions.

Pas à pas, le Pistolero recula jusqu’à l’herbe qui succédait aux galets. Là, il s’assit et fit tout ce qu’il savait devoir faire : il sacrifia ses derniers restes de tabac, s’en saupoudra les moignons des doigts et de l’orteil pour arrêter l’hémorragie, sans lésiner sur l’épaisseur de l’emplâtre. Il demeura sourd au nouvel assaut de douleur cuisante (son gros orteil s’était joint au chœur hurlant des absents). Puis il resta assis, couvert de sueur dans la fraîcheur nocturne, s’interrogeant sur l’infection, s’interrogeant sur la manière dont il allait se débrouiller dans ce monde avec deux doigts de sa main droite en moins (celle qui avait toujours prévalu, sauf quand il usait des deux mains pour jouer de ses armes), s’interrogeant sur l’éventuel venin qu’avaient pu lui injecter les dents de la créature et qui risquait déjà de se diffuser en lui, se demandant enfin s’il verrait jamais se lever un nouveau matin.

LE PRISONNIER

CHAPITRE 1

La porte

1

Trois. C’est le chiffre de ton destin.

Trois ?

Oui, le trois est mystique. Le trois est au cœur de ta quête. Plus tard viendra un autre chiffre. Le chiffre d’aujourd’hui est le trois.

Quel trois ?

On ne voit qu’une partie des choses, et ainsi s’obscurcit le miroir de la prophétie.

Dis-moi ce que tu peux.

Le premier est jeune, les cheveux noirs. Il se tient au bord du gouffre, le gouffre du vol et du meurtre. Un démon l’a envahi. Le nom de ce démon est HÉROÏNE.

Quel genre de démon ça peut être ? Je ne le connais pas, même dans les leçons de mon tuteur.

Il voulut parler mais n’avait plus de voix. Et la voix de l’oracle, cette Catin stellaire, cette Pute des Vents, s’était tue elle aussi. Il vit tomber une carte, voltigeant de nulle part à nulle part, tournant et retournant, paresseuse. Un babouin, souriant de toutes ses dents, se tenait sur l’épaule d’un jeune homme. Ce dernier levait la tête, les traits déformés par une représentation stylisée de l’effroi et de l’horreur. En y regardant de plus près, le Pistolero remarqua que le babouin était armé d’un fouet.

Le prisonnier, chuchota l’homme en noir (un homme en qui le Pistolero avait jadis eu confiance et qui s’appelait alors Walter). Un tantinet dérangeant, non ? Un tantinet dérangeant…

2

Le Pistolero s’éveilla en sursaut, interposant la protection dérisoire de sa main mutilée, sûr qu’un des monstrueux crustacés de la Mer Occidentale allait lui tomber dessus d’un instant à l’autre, le harceler désespérément dans sa langue étrangère tout en lui arrachant la figure.

Mais ce n’était qu’une mouette attirée par le jeu du soleil matinal sur les boutons de sa chemise. Effrayée par son geste, elle vira sur l’aile dans un cri paniqué.

Roland s’assit.

Des élancements dans la main, atroces, sans fin. La même chose dans le pied droit. Deux doigts et un orteil hurlant avec insistance qu’ils étaient toujours là. Une moitié de chemise disparue et ce qui en restait ressemblant à une veste en loques. Il en avait arraché un morceau pour se bander la main, l’autre pour se bander le pied.

Allez-vous-en, dit-il aux absents, à ses deux doigts, à son orteil. Vous n’êtes plus que des fantômes. Allez-vous-en.

Cela lui fit du bien… enfin, vaguement. C’étaient des fantômes, oui, mais des fantômes pleins de vitalité.

Il mangea de la viande séchée. Sa bouche n’en voulait guère, son estomac encore moins. Il se força. Quand il la perçut à l’intérieur de son corps, il se sentit un peu plus solide. Oh pas beaucoup, toutefois : il était bien près du fond.