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Il avait vu la planète de cette hauteur phénoménale (avec quelque chose de plus déviant, de plus vertigineux que sa vision de la croissance du monde, juste avant la fin de son temps avec l’homme en noir, car ce qu’il avait vu par cette porte n’avait rien d’une vision). Et le peu d’attention qui lui était resté avait enregistré que la terre entrevue n’était ni désert ni mer, mais quelque endroit verdoyant d’une inconcevable exubérance avec des alvéoles miroitantes, peut-être un marécage. Mais…

Le peu d’attention qui t’est resté, singea férocement la voix de Cort. Tu as vu autre chose !

Exact.

Il avait vu du blanc.

Des bords blancs.

Bravo, Roland ! clama Cort en lui, et il eut l’impression qu’une main calleuse s’abattait sur son épaule. Il tressaillit.

C’était par une fenêtre qu’il avait regardé.

Il se releva au prix d’un effort intense et tendit la main, sentit le gel contre sa paume, et les brûlantes lignes de chaleur ténue. Il rouvrit la porte.

6

Le spectacle auquel il s’était attendu — celui de la terre vue d’une hauteur terrifiante, incroyable — avait disparu. Il regardait des mots qu’il ne comprenait pas… ou plutôt qu’il comprenait presque : c’était comme si les Grandes Lettres avaient été déformées…

Au-dessus des mots, l’image d’un véhicule sans attelage, une de ces automobiles qui étaient censées peupler le monde, avant que les temps changent. Il pensa soudain au récit de Jake quand, au relais, il l’avait hypnotisé.

Cette voiture mue par un moteur et près de laquelle riait une femme portant une étole de fourrure était peut-être ce qui avait écrasé l’enfant dans cet étrange autre monde.

C’est cet étrange autre monde que je vois, se dit le Pistolero.

Soudain, la vue…

Non, ne se modifia pas, mais se déplaça. Le Pistolero oscilla, saisi de vertige, vaguement nauséeux. Image et mots descendirent, et il découvrit une allée avec, par-delà, deux files de sièges. Quelques-uns vides, mais la plupart occupés… par des hommes vêtus d’étrange manière. Il présuma qu’il s’agissait d’un costume, tout en n’en ayant pourtant jamais vu de similaire. Et ce qu’ils avaient autour du cou faisait probablement fonction de foulard, ou de cravate, bien que, là encore, ça n’y ressemblât guère. Pour autant qu’il pût en juger, aucun n’était armé — ni dague ni épée, ni revolver bien sûr. À quelle espèce de brebis naïves s’apparentaient ces gens ? Certains semblaient plongés dans la lecture de grandes feuilles couvertes de caractères minuscules — des mots entrecoupés d’images —, d’autres écrivaient sur des feuilles plus petites avec des plumes comme Roland n’en avait jamais vu. Mais les plumes l’intéressaient peu. C’était le papier qui le fascinait. Il vivait dans un monde où l’or et le papier avaient exactement la même valeur. Jamais il ne lui avait été donné de voir tant de papier d’un seul coup. Et voilà que l’un de ces types arrachait une feuille du bloc jaune posé sur ses genoux et qu’il la froissait après s’être contenté de griffonner quelques lignes d’un côté et rien, absolument rien, de l’autre. Le Pistolero n’était pas assez malade pour ne pas éprouver un sentiment d’horreur outragée devant ce gaspillage contre nature.

Derrière les deux séries de sièges, il y avait une paroi blanche incurvée percée de fenêtres. Toute une rangée. Quelques-unes occultées par une sorte de volet, mais il voyait le ciel bleu à travers les autres.

Voilà qu’une femme remontait l’allée, s’approchait de la porte. Elle portait une sorte d’uniforme, mais, encore une fois, d’un genre inconnu. Il était d’un rouge éclatant, et le bas était un pantalon. Roland voyait la jonction entre les deux jambes. C’était une chose qu’il n’avait jamais vue chez une femme habillée.

Elle approcha tant qu’il la crut sur le point de franchir la porte et recula d’un pas, manquant tomber. Elle le regardait avec la sollicitude étudiée de quelqu’un qui accomplit un service tout en restant son propre maître. Mais ce n’était pas cela qui captiva le Pistolero. Ce fut la fixité de l’expression qui le fascina. Ce n’était pas ce qu’on pouvait attendre d’une femme — de n’importe qui, en l’occurrence — confrontée à un personnage titubant, sale, exténué, avec des revolvers suspendus à ses hanches, un chiffon trempé de sang autour de la main droite, des jeans donnant l’impression d’être passés sur une sorte de scie circulaire.

— Souhaitez-vous… demanda la femme en rouge.

Elle ajouta autre chose dont l’exacte signification lui échappa. À boire ou à manger, supposa-t-il. Ce vêtement rouge… ce n’était pas du coton. De la soie. Oui, ça ressemblait à de la soie, mais comment…

— Gin, répondit une voix, mot que le Pistolero comprit.

Et il comprit soudain beaucoup plus :

Il ne s’agissait pas d’une porte.

C’étaient des yeux.

Si dément que cela parût, son regard embrassait en partie l’intérieur d’un véhicule volant dans le ciel. Et ce regard passait par les yeux d’un autre.

De qui ?

Mais il connaissait la réponse. Il voyait par les yeux du prisonnier.

CHAPITRE 2

Eddie Dean

1

Comme pour confirmer cette hypothèse, bien que totalement folle, ce que le Pistolero voyait par l’ouverture s’éleva brusquement tout en opérant un glissement latéral. Le décor pivota (de nouveau cette sensation de vertige, celle de se tenir en équilibre sur un plateau à roulettes que des mains invisibles auraient bougé dans un sens et dans l’autre), puis l’allée se dévida, s’esquivant par le bord inférieur de la porte. Au passage, il vit un groupe de femmes, vêtues du même uniforme rouge, debout dans un endroit plein d’acier. Malgré la douleur et la fatigue, il aurait aimé que la scène s’immobilisât, le temps de mieux comprendre ce qu’étaient ces objets en acier — des appareils de quelque type, sans doute. L’un d’eux ressemblait vaguement à un four. La soldate qu’il avait déjà vue servait le gin commandé par la voix. Elle le versait d’une toute petite bouteille en verre dans un gobelet qui, bien que donnant l’impression d’être en verre, ne l’était sans doute pas.

Mais ce qui lui était montré de cet endroit avait déjà disparu. Il y eut encore un autre de ces vertigineux virages et son regard se retrouva fixé sur une porte de métal. Un mot y était inscrit en lettres lumineuses dans un petit rectangle foncé. Un mot qu’il sut lire : LIBRE.

Léger glissement de son champ de vision vers le bas, et une main venue du côté droit de la porte ouverte où il plongeait le regard se posa sur le bouton de cette autre porte fermée qu’il regardait. Il vit la manchette d’une chemise bleue suffisamment retroussée pour révéler une pilosité noire et drue, de fermes virgules qui descendaient en rangs serrés sur une main aux doigts effilés. L’un d’eux était orné d’une bague dont la pierre pouvait être un rubis ou un sourd feu, voire n’importe quelle imitation, conclut finalement le Pistolero : la gemme était trop grosse et trop vulgaire pour être authentique.