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Les Houyhnhnms vivent la plupart soixante-dix et soixante-quinze ans, et quelques-uns quatre-vingts. Quelques semaines avant que de mourir, ils pressentent ordinairement leur fin et n’en sont point effrayés. Alors ils reçoivent les visites et les compliments de tous leurs amis, qui viennent leur souhaiter un bon voyage. Dix jours avant le décès, le futur mort, qui ne se trompe presque jamais dans son calcul, va rendre toutes les visites qu’il a reçues, porté dans une litière par ses yahous; c’est alors qu’il prend congé dans les formes de tous ses amis et qu’il leur dit un dernier adieu en cérémonie, comme s’il quittait une contrée pour aller passer le reste de sa vie dans une autre.

Je ne veux pas oublier d’observer ici que les Houyhnhnms n’ont point de terme dans leur langue pour exprimer ce qui est mauvais, et qu’ils se servent de métaphores tirées de la difformité et des mauvaises qualités des yahous; ainsi, lorsqu’ils veulent exprimer l’étourderie d’un domestique, la faute d’un de leurs enfants, une pierre qui leur a offensé le pied, un mauvais temps et autres choses semblables, ils ne font que dire la chose dont il s’agit, en y ajoutant simplement l’épithète de yahou. Par exemple, pour exprimer ces choses, ils diront hhhm yahou, whnaholm yahou, ynlhmnd-wihlma yahou ; et pour signifier une maison mal bâtie, ils diront ynholmhnmrohlnw yahou.

Si quelqu’un désire en savoir davantage au sujet des mœurs et usages des Houyhnhnms, il prendra, s’il lui plaît, la peine d’attendre qu’un gros volume in-quarto que je prépare sur cette matière soit achevé. J’en publierai incessamment le prospectus, et les souscripteurs ne seront point frustrés de leurs espérances et de leurs droits. En attendant, je prie le public de se contenter de cet abrégé, et de vouloir bien que j’achève de lui conter le reste de mes aventures.

Chapitre X

Félicité de l’auteur dans le pays des Houyhnhnms. Les plaisirs qu’il goûte dans leur conversation; le genre de vie qu’il mène parmi eux. Il est banni du pays par ordre du parlement.

J’ai toujours aimé l’ordre et l’économie, et, dans quelque situation que je me sois trouvé, je me suis toujours fait un arrangement industrieux pour ma manière de vivre. Mais mon maître m’avait assigné une place pour mon logement environ à six pas de la maison, et ce logement, qui était une hutte conforme à l’usage du pays et assez semblable à celle des yahous, n’avait ni agrément ni commodité. J’allai chercher de la terre glaise, dont je me fis quatre murs et un plancher, et, avec des joncs, je formai une natte dont je couvris ma hutte. Je cueillis du chanvre qui croissait naturellement dans les champs; je le battis, j’en composai du fil, et de ce fil une espèce de toile, que je remplis de plumes d’oiseaux, pour être couché mollement et à mon aise. Je me fis une table et une chaise avec mon couteau et avec le secours de l’alezan. Lorsque mon habit fut entièrement usé, je m’en donnai un neuf de peaux de lapin, auxquelles je joignis celles de certains animaux appelés nnulnoh, qui sont fort beaux et à peu près de la même grandeur, et dont la peau est couverte d’un duvet très fin. De cette peau, je me fis aussi des bas très propres. Je ressemelai mes souliers avec de petites planches de bois que j’attachai à l’empeigne, et quand cette empeigne fut usée entièrement, j’en fis une de peau de yahou. À l’égard de ma nourriture, outre ce que j’ai dit ci-dessus, je ramassais quelquefois du miel dans les troncs des arbres, et je le mangeais avec mon pain d’avoine. Personne n’éprouva jamais mieux que moi que la nature se contente de peu, et que la nécessité est la mère de l’invention.

Je jouissais d’une santé parfaite et d’une paix d’esprit inaltérable. Je ne me voyais exposé ni à l’inconstance ou à la trahison des amis, ni aux pièges invisibles des ennemis cachés. Je n’étais point tenté d’aller faire honteusement ma cour à un grand seigneur ou à sa maîtresse pour avoir l’honneur de sa protection ou de sa bienveillance. Je n’étais point obligé de me précautionner contre la fraude et l’oppression; il n’y avait point là d’espion et de délateur gagé, ni de lord mayor crédule, politique, étourdi et malfaisant. Là, je ne craignais point de voir mon honneur flétri par des accusations absurdes, et ma liberté honteusement ravie par des complots indignes et par des ordres surpris. Il n’y avait point, en ce pays-là, de médecins pour m’empoisonner, de procureurs pour me ruiner, ni d’auteurs pour m’ennuyer. Je n’étais point environné de railleurs, de rieurs, de médisants, de censeurs, de calomniateurs, d’escrocs, de filous, de mauvais plaisants, de joueurs, d’impertinents nouvellistes, d’esprits forts, d’hypocondriaques, de babillards, de disputeurs, de gens de parti, de séducteurs, de faux savants. Là, point de marchands trompeurs, point de faquins, point de précieux ridicules, point d’esprits fades, point de damoiseaux, point de petits-maîtres, point de fats, point de traîneurs d’épée, point d’ivrognes, point de pédants. Mes oreilles n’étaient point souillées de discours licencieux et impies; mes yeux n’étaient point blessés par la vue d’un maraud enrichi et élevé et par celle d’un honnête homme abandonné à sa vertu comme à sa mauvaise destinée.

J’avais l’honneur de m’entretenir souvent avec messieurs les Houyhnhnms qui venaient au logis, et mon maître avait la bonté de souffrir que j’entrasse toujours dans la salle pour profiter de leur conversation. La compagnie me faisait quelquefois des questions, auxquelles j’avais l’honneur de répondre. J’accompagnais aussi mon maître dans ses visites; mais je gardais toujours le silence, à moins qu’on ne m’interrogeât. Je faisais le personnage d’auditeur avec une satisfaction infinie; tout ce que j’entendais était utile et agréable, et toujours exprimé en peu de mots, mais avec grâce; la plus exacte bienséance était observée sans cérémonie; chacun disait et entendait ce qui pouvait lui plaire. On ne s’interrompait point, on ne s’assommait point de récits longs et ennuyeux, on ne discutait point, on ne chicanait point.

Ils avaient pour maxime que, dans une compagnie, il est bon que le silence règne de temps en temps, et je crois qu’ils avaient raison. Dans cet intervalle, et pendant cette espèce de trêve, l’esprit se remplit d’idées nouvelles, et la conversation en devient ensuite plus animée et plus vive. Leurs entretiens roulaient d’ordinaire sur les avantages et les agréments de l’amitié, sur les devoirs de la justice, sur la bonté, sur l’ordre, sur les opérations admirables de la nature, sur les anciennes traditions, sur les conditions et les bornes de la vertu, sur les règles invariables de la raison, quelquefois sur les délibérations de la prochaine assemblée du parlement, et souvent sur le mérite de leurs poètes et sur les qualités de la bonne poésie.

Je puis dire sans vanité que je fournissais quelquefois moi-même à la conversation, c’est-à-dire que je donnais lieu à de fort beaux raisonnements; car mon maître les entretenait de temps en temps de mes aventures et de l’histoire de mon pays, ce qui leur faisait faire des réflexions fort peu avantageuses à la race humaine, et que, pour cette raison, je ne rapporterai point. J’observerai seulement que mon maître paraissait mieux connaître la nature des yahous qui sont dans les autres parties du monde que je ne la connaissais moi-même. Il découvrait la source de tous nos égarements, il approfondissait la matière de nos vices et de nos folies, et devinait une infinité de choses dont je ne lui avais jamais parlé. Cela ne doit point paraître incroyable: il connaissait à fond les yahous de son pays, en sorte qu’en leur supposant un certain petit degré de raison, il supputait de quoi ils étaient capables avec ce surcroît, et son estimation était toujours juste.