— La première chose que j’ai apprise quand j’étais encore enseigne, c’était qu’il fallait toujours écouter les sous-offs, affirma Geary.
— Eh bien, amiral, je sais que nous cherchons à berner les vaisseaux obscurs. Je suggérerais pour ma part que, lorsqu’on cherche à arnaquer quelqu’un, ce dont je n’ai moi-même qu’une maigre expérience personnelle, vous comprenez, alors il vaut mieux lui montrer ce qu’il attend et espère de tout son cœur, car la proie n’en sera que plus confiante et empressée.
— Même s’il s’agit d’IA ? demanda Geary après un signe de tête affirmatif.
— Avez-vous déjà vu un ordinateur se remettre en question, amiral ? Les hommes en sont capables. Pas assez sans doute pour leur propre intérêt, mais ils y arrivent parfois. Mais les ordinateurs ? Tout ce qu’on peut faire, c’est leur botter les fesses, les redémarrer ou les nettoyer avant de remettre ça. Les gens qui leur font entièrement confiance sont des poires.
— Mais vous n’avez pas beaucoup d’expérience personnelle dans ce domaine, n’est-ce pas ?
— Exactement, amiral. »
Geary reporta le regard sur le matelot Door. « Qu’en est-il de la confiance que vous portez à ceux qui travaillent pour vous, chef ? Est-ce aussi très important ?
— Essentiel, amiral, convint Gioninni. Même avec les bleus comme ce gars-là. Il ne vous laissera jamais tomber, amiral.
— Je sais. » Geary croisa le regard de Door, lui sourit avec toute l’assurance dont il était capable, salua les deux hommes d’un signe de tête et reprit son chemin.
Le conseil de Gioninni était sans faille. En vérité, Geary lui-même avait déjà recouru à une tactique similaire, par exemple à Héradao. Que les vaisseaux obscurs pussent l’identifier et la reconnaître, et qu’on pût les manipuler comme un être humain en ne leur montrant que ce qu’ils voulaient voir… là était toute la question.
Question qui déboucha sur un enchaînement de réflexions, lequel se solda par un certain nombre d’autres questions auxquelles seul le lieutenant Iger pouvait répondre.
L’écoutille contrôlant l’accès aux compartiments du renseignement donnait bien peu d’indications sur les secrets qu’elle gardait. Sa signalétique précisait seulement qu’elle abritait « Personnel et Équipement – intégration des senseurs, Analyse et Communications ». Mais ses scanners et ses codes d’accès étaient de loin les plus robustes du vaisseau. Geary aurait pu faire irruption malgré tout, mais, par courtoisie, il s’annonçait toujours puis attendait que le lieutenant Iger ou l’un de ses subordonnés vînt lui ouvrir.
En l’occurrence, ce fut un très jeune technicien qui le conduisit là où Iger et d’autres spécialistes s’activaient sur divers équipements. Le lieutenant le salua en faisant la grimace. « Aucune chance jusque-là avec les vaisseaux obscurs, amiral.
— Qu’essayons-nous de faire ? demanda Geary.
— La même chose que d’habitude et plus encore. » Iger montra d’un geste les hommes et femmes qui scrutaient leur écran virtuel en plissant le front et tendaient de temps en temps la main pour entrer des commandes. « Nous cherchons à analyser les schémas et les codes de communication dont se servent les vaisseaux obscurs, mais ils ne cessent de les modifier de manière imprévisible, du moins pour l’instant, de façon à tromper notre matériel.
— On y arrivera malgré tout, lieutenant, le rassura une femme d’une voix agacée mais résolue. Ils peuvent abuser les algorithmes mais pas moi. »
Iger opina. « Ne lâchez pas le morceau. Si quelqu’un peut pirater leur réseau, c’est vous. » Il se tourna vers Geary. « Le hic, poursuivit-il en baissant le ton, c’est que les vaisseaux savent manifestement tout de notre matos et de nos procédures. Ils ont été conçus pour rester aussi imperméables que possible à nos méthodes d’intrusion et à notre collecte de renseignements.
— Il me vient une idée, lieutenant, dit Geary. Selon tout ce que j’ai pu voir et connaître, votre matériel, vos gens et vous-même êtes parmi les meilleurs. »
Iger sourit légèrement, l’air embarrassé. « Merci, amiral.
— De rien. Je ne rapporte que ce que j’ai vu. Mais… » Geary marqua une pause et balaya du regard le personnel affairé et les écrans qu’il étudiait. « Si nous n’arrivons pas à craquer leurs codes, quelqu’un d’autre le pourrait-il ? »
Iger hésita. « Avec des moyens suffisants, tout est possible, amiral. Les Syndics, voulez-vous dire ?
— Quiconque tenterait d’accéder aux trans et aux commandes des vaisseaux obscurs. Si les IA qui les contrôlent s’efforçaient de bloquer tout signal de contrordre entrant, y parviendraient-ils ? Même si ceux qui chercheraient à pirater leur réseau disposaient des codes nécessaires ? »
Cette fois, Iger mit plusieurs secondes à répondre. « Je vais devoir en parler avec mes gens, amiral.
— Que vous dit votre intuition ?
— Je crois que les vaisseaux obscurs pourraient les bloquer, amiral. » Il indiqua d’un geste leur direction approximative. « Je pressens que ceux qui les ont construits et programmés ont soigneusement veillé à ce qu’aucune personne non autorisée ne puisse réussir à pirater leur réseau, et qu’ils leur ont donné tous les moyens de se défendre contre les intrusions. Mais, si les IA peuvent bloquer nos signaux, elles peuvent bloquer ceux de n’importe qui, du moment qu’elles classent par erreur une source autorisée dans celles non autorisées. Ou bien, si d’aventure un logiciel malveillant parvenait à s’infiltrer et à reclasser une source autorisée en source non autorisée, leurs défenses refuseraient alors l’accès au réseau à toute mesure corrective.
— Amiral ? » La femme venait d’interpeller Geary en se détournant un instant de son écran. « À ce que nous en pouvons voir, les vaisseaux obscurs disposent d’excellentes défenses dans leur programmation. Et, si leur programme est effectivement tourné vers la défense contre les intrusions, ils doivent commencer à percevoir les nôtres. Les logiciels ressemblent aux gens à cet égard. Ils voient ce qu’ils s’attendent à voir et repèrent ce qu’on leur a dit de chercher.
— Merci, dit Geary.
— Les croyez-vous entièrement hors de contrôle, amiral ? demanda Iger.
— Il me semble plutôt qu’ils cherchent à suivre ce qu’ils croient leurs ordres, répondit Geary. Et, si je me fie à ce que vous m’avez dit, ils bloquent sans doute toutes les tentatives pour reprendre leur contrôle. Peut-être identifient-ils de façon erronée la source des signaux légitimes, ou bien un logiciel hostile bloquant tous les signaux qui cherchent à les contrecarrer s’est-il infiltré en eux, à moins qu’il ne s’agisse que de bogues de leur logiciel. » Il réfléchit de nouveau aux suggestions du chef Gioninni. « Mais, privés de la faculté de douter de ce qu’ils estiment vrai, ils ne peuvent pas rectifier eux-mêmes le mal. À propos, que deviennent nos amis les agents ? Ont-ils craqué ?
— Pas du tout, amiral. » Iger le conduisit dans un autre compartiment puis activa des fenêtres virtuelles s’ouvrant sur les cellules de haute sécurité du cachot où les deux agents étaient enfermés séparément. La femme fixait le plafond, allongée sur sa couchette, et l’homme était assis sur la sienne, le regard vide. Leurs vêtements, des tenues civiles qui n’auraient détonné nulle part, étaient légèrement plus froissés, sinon ils n’avaient en rien changé depuis leur arrestation sur Ambaru. « Ils ont été très bien entraînés à résister aux interrogatoires, précisa Iger. Nous n’avons rien pu en tirer. Amiral, l’idée de mettre en garde à vue des agents dont les accréditations ont été authentifiées continue de m’inquiéter.
— J’ai envoyé au gouvernement un rapport circonstancié contenant tout ce que nous savons de ces deux agents, lieutenant. S’il en disconvient, il me le fera savoir. L’ordre de leur relaxation est peut-être déjà arrivé par l’estafette qui a ramené d’Unité le capitaine Geary. Mais, pour l’heure, nous n’avons encore reçu aucune réclamation d’un organisme officiel auquel ils appartiendraient. Leurs accréditations officielles ont l’air correctes, mais, jusque-là, aucun service ne s’est présenté pour exiger leur libération. Nous ne les molestons pas. Nous ne leur faisons aucun mal. Nous cherchons à découvrir qui ils sont réellement et ce qu’ils savent des vaisseaux obscurs.